Le professeur Cheikh Anta Diop et l’aménagement linguistique de l’Afrique (Suite)

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2.2.1- La détermination des normes de standardisation des langues africaines

En 1956 à la Sorbonne devant  les participants au premier congrès international des artistes écrivains noirs tenu du 10 au 22 septembre Cheikh Anta DIOP déclarait : ” … Il a été fait un travail de déblaiement  consistant, d’une part à approfondir la parenté des langues africaines, à dégager, leur génie propre, a étudier les aspects  de la grammaire jusqu’ici ignorés des spécialistes, à intégrer des termes à partir de conventions judicieuses ( cf. Nations Nègres et Culture) ” dans la Revue Présence Africaine, N° spécial VIII-IX-X, tome I, Paris, 1956, pp.339-346.

Ce ”travail de déblaiement” consista à identifier les types de langues à créer et les fonctions qu’elles devraient assurer er assumer. Cheikh Anta DIOP s’est fondé sur le vivier que constitue la mosaïque des langues africaines indigènes. Il suggéra qu’on y puise les langues destinées, selon des critères (qu’il n’a pas systématiquement défini), à servir de langues communication moderne. Il dégagea trois types de langues comme langue de culture, d’administration et de communication : a) la langue locale à l’échelle des communautés et/ou des aires linguistiques ; b) la langue territoriale  à l’échelle d’un pays donné  et c) la langue continentale à l’échelle du continent. A côté de ces langues africaines, il estima que “les anciennes langues européennes” deviendront ” des langues vivantes facultatives ” (Les fondements … p.23 et 24). Notons que les trois types de langues africaines choisies se caractérisent par le statut de langue unique et leurs ambitions unificatrices.

Cheikh Anta DIOP n’a pas ignoré les enjeux socio-politiques, économiques et culturels, voire politiciens. C’est pourquoi il a envisagé tout d’abord des critères de choix parmi lesquels, le poids démographique, le caractère véhiculaire, le bilinguisme des groupes minoritaires (les fondements… pp.20-29). A ces critères, il ajouta d’autres en 1967 : le caractère africain pur, l’existence de matériaux linguistiques anciens et importants, la littérature abondante avec traduction d’ouvrages occidentaux, l’inexistence de base ethnique forte pour éviter ” tout problème d’impérialisme culturel ” (Antériorité … : 112-114).

Il a ensuite établi des stratégies pour empêcher, voire combattre les attitudes langagières négatives. La démonstration de la parenté culturelle et linguistique, mais aussi historique entre les communautés ethnoculturelles et linguistiques des territoires et d continent est l’une de ces stratégies. En effet, pour Cheikh Anta DIOP : “Cette étude démontre que le sang qui coule dans nos veines (les Walafs) est un mélange de sang Sérère, Toucouleur, Peul, Laobé, Congolais, Sarakollé et Sara, peuple des régresses à plateau” ( Nations nègre et culture T II : 504).

Conséquemment, il souhaita qu’une ” étude similaire “ soit appliquée à toute l’Afrique. Cette application conduirait à des résultats analogues (ibid). Cheikh Anta DIOP tira logiquement de cette démarche la conclusion suivante : “Dès lors, quel est doit être le comportement ‘un africain conscient ? Il doit se dégager de tour préjugé ethnique et acquérir une nouvelle forme de fierté : la vanité d’être Walaf, Toucouleur, Bambara etc… doit faire place à la fierté d’être Africain, tant qu’il est vrai que ces cloisons ethniques n’existent que par notre ignorance” (ibid). Il faut, donc, cultiver “le sentiment d’un africain nouveau” pour contrer le micronationalisme.

Il faut, aussi procéder aux choix de langues, élaborer une vision de l’avenir linguistique des territoires et du continent, dégager enfin des stratégies pour annihiler les attitudes langagières négatives et ériger les langues choisies au rang de langues de gouvernement, de culture et de communication moderne ( cf.  2.2.1, 2.2.3, 2.2.5 et 2.2.6).

Ce n’est qu’ainsi, que la politique et l’aménagement pourraient supporter les importants enjeux pour lesquels, ils auraient été conçus et défendus en Afrique. Au nombre de ces importants enjeux Cheikh Anta DIOP comptait : la résiliation de la renaissance (DIOP, 1990 : 35), la conquête de l’Etat fédéral d’Afrique noire par, entre autres, la maitrise de la mosaïque linguistique africaine (les fondements…  p.26), la restauration de la conscience historique et de l’identité culturelle en évitant “l’avortement culturel ” (les fondements… p.25), l’effectivité de la démocratie par l’utilisation des langues nationales africaines (“La véritable promotion des langues nationales : une exigence du peuple sénégalais”, TAXAW, N° 6, Décembre 1977, Dakar, p.11et 13), l’enracinement des sciences en Afrique (BIFAN, série B, tome 37, N°1, janvier 1975, Dakar, pp. 154-233) et ” le développement autocentré de l’Afrique ” réellement indépendante  ( DIOP, 1996 : 28).

2.2.2- la codification des langues africaines

A ce niveau, il faut se rappeler la précocité de l’intervention de Cheikh Anta DIOP. En effet, juste deux mois après sa soutenance de thèse, le tout nouveau révéla “… dans le domaine des sciences humaines, mes recherches datent de la 3e du lycée Van VOLLENHOVEN à Dakar. Elles étaient enfantines. Je l’avoue. Je commençais à m’interroger sur l’étymologie de certains mots wolofs et à me demander, si nous ne pouvions pas avoir une écriture autonome. Je finis par créer, à l’époque, un alphabet avec des caractères spéciaux, alphabet que j’avais remis à M. Cissé N’diarmew  du comité CFA de Dakar (1944)” (DIOP 1990 : 133). La préoccupation du disposer d’une “  écriture autonome “  pour l’Afrique  a même conduit Cheikh Anta DIOP a envisagé la création d’un alphabet propre.

De manière plus générale, la codification des langues africaines dans l’œuvre de Cheikh Anta DIOP s’est inscrite dans une approche historique et/ou comparative. Il a étudié, dans cette optique, l’écriture hiéroglyphique dans ses variantes, le méroitique, les systèmes africains d’écriture avec des caractères étrangers et /ou créés. Ainsi, l’histoire de l’épigraphie et l’épigraphie comparée ont été des axes de réflexion et de recherche du professeur Cheikh Anta DIOP.

De même, il a percé les systèmes de grammaire, de phonétiques ; morphologie, de conjugaison etc… notamment de l’égyptien ancien pour aider à la codification des langues africaines.

Dans cette veine, ce que certains ont appelé “ la querelles des géminées au Sénégal ” apparait comme un exemple édifiant de la démarche qui consiste à partir de l’Egyptien ancien pour instrumentaliser les langues africaines.

On se souvient que cette querelle a été déclenchée par la volonté du régime du président Léopold Sédar SENGHOR d’interdire l’usage de géminés dans la graphisation des langues africaines du Sénégal. Cette volonté politique de SENGHOR de régler un problème scientifique se manifestait dans ces actes officiels comme la lettre N°00010 du 24 janvier 1977 adressée au professeur DIOP en sa qualité de directeur politique du journal SIGGI par le ministre de l’information et des télécommunications de l’époque, le projet de décret présidentiel devant modifier le décret N°75-1026 du 10 Octobre 1975 relatif à l’orthographe et à la séparation des mots en Wolof (cf. LE SOLEIL du 26 février 1977, p.3), la loi du 28 Mars 1977 instituant des sanctions administratives et des poursuites judiciaires en cas de non-respect des règles édictées en matière de transcription des langues nationales, la loi N°77-55 du 10 Avril 1977 relative à l’application de la réglementation en matière de transcription des langues nationales etc…

Cet arsenal législatif, règlementaire et juridique visait à empêcher la prise en compte des géminées dans la transcription du Wolof et donc des autres nationales du Sénégal. Le président SENGHOR avait pourtant mis en place une commission scientifique, qui aboutit aux mêmes conclusions que le professeur DIOP. Or celui-ci, dans sa réponse   à la lettre du ministre de l’information et des télécommunications datée du 24 Janvier 1977, notait que les articles 2,8,10 et 11 du décret présidentiel étaient erronés et rendaient ” partiellement inintelligibles aux nationaux la langue Walaf ” (“Cheikh Anta DIOP repend “ in SIGGI, N°2- Février 1977, Ecrits politiques, 1996, pp.2-5).

Il a ajouté que l’argument à la matière être qu’étymologique. Or, de ce point de vue, soutint-il les géminées sont attestées en Walaf comme en Egyptien pharaonique, dans la langue classique de 18e dynastie, 1580 avant Jésus Christ. Il fit constaté aussi que les géminées étaient attestées en Walaf et en peul, depuis plus d’un siècle devenues des langues littéraires écrites avec Ousmane Dan Fodio et Khali Madiakhaté Kala, la chadda des poètes populaires.

La position défendue par le professeur Cheikh Anta DIOP, on le sait, était aussi celle du cinéaste SEMBENE Ousmane, des linguistes Pathé DIAGNE et Arame Fal JOOB etc… les militants culturels des  groupes Kaddu, Ande Sopi, Front culturel sénégalais, de l’Association des Etudiants et stagiaires sénégalais de France etc… ont combattu farouchement l’arsenal juridique Senghorien contre la graphisation correcte du Walaf et des autres langues nationales du Sénégal.

Pour endiguer cette vague scientifique et militante, le régime du président SENGHOR  s’est enfoncé, en vain, dans son illégalisation, comme en témoigne le passage suivant extrait du SOLEIL (quotidien national) du jeudi 22 juillet 1976, p.3 : “ S’agissant de la transcription  en langues nationales, le projet de loi est destiné à pallier l’insuffisance et l’inefficacité des mesures de répression inscrites aux articles 2,3 et 8 du code de contraventions et dont relèvent jusqu’à présent les ouvrages et publications en langues nationales, qui se signalent par une licence certaine à l’égard du système officiel de transcription. Outre le renforcement des peines applicables à des telles infractions, le projet de loi vise à mettre en place une commission ad hoc au Ministère de l’éducation et que érigé en organe de contrôle”.

2.2.2.3 L’élaboration en matière d’aménagement linguistique chez le Prof Diop

Rappelons, tout d’abord, que l’élaboration en matière d’aménagement  vise à moderniser le vocabulaire et à normaliser la grammaire (grammaticalisation) d’une langue pour l’amener à servir comme outil d’appréhension et dénomination du réel ; comme vecteur d’élaboration et de transfert du savoir-faire et du savoir-être ; comme media de coopération technique et économique et comme support d’apport et de partage dans une économie de la connaissance.

Cet état et cet objectif sont un processus indispensable et universel pour toutes les langues au risque de manquer de valeurs marchandes sur “le marché des langues” et d’être  condamner  à disparaitre dans “la guerre des langues“. Cette vérité historique dément les théories fumeuses comme celle de l’académicien Francophile Léopold Sedar Senghor. Celui-ci a discriminé, en effet, les langues africaines comme “des langues d’intuition” à la différence de la langue française comme “une langue de raisonnement“. Mieux, en 1962, il justifia ainsi le maintien du français  comme langue d’administration, de culture et d’enseignement au Sénégal : ” Troisième raison : la syntaxe. Par ce que pourvu d’un  vocabulaire abondant, grâce, en partie  aux réserves du latin et du grec, le français est une langue concise. Par le même fait, c’est une langue précise et nuancée, donc claire. Il est, partant, une langue discursive, qui place chaque fait, chaque argument à sa  place, sans en oublier un. Langue d’analyse, le français n’est pas moins une langue de synthèse. On n’analyse pas sans synthétiser ; on ne dénombre pas sans rassembler ; on ne fait pas éclater la contradiction sans la dépasser. Si, du latin, le français n’a pas conservé toute la rigueur technique, il a hérité toute une série de mots-pierre d’angle, de mots-ciment, de mots-gonds. Mots-outils, les conjonctions et les locutions conjonctives lient une proposition à l’autre, une idée à l’autre, les subordonnants l’une à l’autre. Elles indiquent les étapes nécessaires de la  pensée active : du raisonnement. A preuve que les intellectuels noirs ont dû emprunter ces outils au français pour vertébrer les langues vernaculaire “ (1962 :839-840).

Décidément, le francophone SENGHOR fut de ceux qui soutenaient que : ” … les langues africaines ,non seulement, sont  dépourvues des expressions permettant de prendre en compte les besoins de la technologie moderne et de la communication mondiale pour les échanges commerciaux et autres ; mais également, des moyens pour enseigner de façon adéquate ces langues en termes de grammaire normative, de stylistique et d’adéquation formelle (c’est-à-dire de normalisation) tout au long du système éducatif ” (H. EKKEHARD WOLFF, 2004 :399).

Le Francophile francophone SENGHOR n’avait pas intégré le fait que “ l’innovation lexicale est un processus, spontané et ad hoc dans toutes les langues du monde. C’est-à-dire qu’au fur et à mesure que les besoins communicatifs changent et se développent, les locuteurs mettent en place des stratégies de création ou d’emprunt de nouveaux termes que leur langue n’avait pas jusqu’alors ” (ibid.). L’académicien SENGHOR avait certainement omis la très longue et instructive histoire de la politique linguistique de la France. Cette histoire, dont les principales étapes furent les actes de politiques linguistiques posés en France de la Fin du Moyen Age à la renaissance, par l’ancien régime : l’Académie Française pendant le siècle classique, la révolution Française, la période du XIXe siècle au début du XXe siècle, la période de l’occupation, la seconde moitié du XXe siècle, la période coloniale de la France, l’usage de la langue française en France, par exemple ses rapports du français avec les autres langues de France -les langues romanes, germaniques et d’autres origines (breton et basque)-, la francophonie dans le monde.

Enfin, le grammairien SENGHOR a oublié que “Dans le cours de leur longue histoire, les langues Africaines, comme toutes les autres langues” sont soumises à l’inévitable processus d’innovation lexicale. A contrario, c’est ce que le professeur Cheikh Anta DIOP avait compris de manière précoce (3e lycée).

Mieux, ce qui s’est imposé à la science linguistique elle-même, aujourd’hui (Infra. La troisième partie de la présente étude), était hier la conviction  politique, la démarche scientifique et le combat panafricaniste de Cheick Anta.

En témoigne le morceau suivant datant de 1952 : “ En créant un vocabulaire scientifique walaf (physique, mathématiques etc.), en particulier en traduisant en walaf le résumé de la théorie physique la plus moderne (la relativité d’EINSTEIN), le résumé, de la doctrine marxiste, et même des rythmes musicaux (tels que la Marseillaise etc.), en créant une poésie walaf moderne, j’ai cru contribuer à éliminer certains préjugés relatifs à une prétendue pauvreté naturelle de nos langues (p.e. La théorie de SENGHOR aj.p.ns), tout en indiquant le seul chemin non imaginaire qui puisse nous amener à la véritable culture et à l’acclimatation de la science moderne au sol national africain “. (Diop, 1990 : 53 ).

Quels ont été les chantiers ouverts par le professeur DIOP en matière d’élaboration aménagiste des langues africaines ?  A quels résultats a-t-il abouti ?  Quels acquis pour les politiques et aménagements linguistiques africains ?

2.2.2.3.1. ” Moyens des développer les langues nationales ”

Il y’a lieu de savoir, tout d’abord, que ces moyens visent à “ introduire dans les langues africaines des concepts et des modes d’expression capables de rendre les idées scientifiques et philosophiques du monde moderne ” (p.418). Ensuite, cette intégration de concepts et d’expressions “équivaudra, à l’introduction d’une nouvelle mentalité en Afrique, à l’acclimatation  de la science et de la philosophie moderne au sol africain” (ibid).  Pour ce faire, Cheikh Anta a identifié “trois sources d’inégale importance” : a) bâtir les humanités africaines modernes à base d’Egyptien ancien ;  b.) faire les emprunts nécessaires et utiles et c) exploiter les possibilités internes de la langue, de son génie propre (p.418 ).

Dans ce dernier cas, le professeur DIOP recommandait “d’analyser  les lois de formation de noms afin de s’y conformer”. Sur cette base, il définit dix possibilités de formations de noms composés (verbe + nom, adjectif+ nom, verbe + verbe, nom + nom, onomatopée+ verbe, répétition d’une forme verbale, répétition d’un radical verbal, forme impérative substantifiée, démonstratif + nom et adverbe +nom. (cf. Nations nègres… pp-418-420).  On pourrait, aussi, adapter des termes indigènes, préciser le sens de certains pour disposer “des néologismes indispensables”  (p. 42 3).  au total, SENGHOR et comparses devraient savoir que : “… l’expression des sciences exactes n’est pas le don naturel de telle ou telle langue ; c’est le résultat d’un effort artificiel, mais légitime, de l’intelligentsia, exercé sur la langue. C’est ainsi que la Pléiade a lancé le mouvement qui, depuis 4 siècles, ne cesse d’enrichir le français.” (DIOP, Alerte sous les tropiques, articles 1946-1960, Paris, Présence Africaine, 1990, p.120).

Harouna BARRY

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