Le professeur Cheikh Anta Diop et l’aménagement linguistique de l’Afrique (Suite

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2.2.2.3.2. Les lois de la traduction en aménagement linguistique africain

C’est pour cette raison que Cheikh Anta estimait que “un tel développement des langues est inséparable de traductions d’ouvrages étrangers de toutes sortes (poésie, chant, roman, pièces de théâtre, ouvrage de philosophie, de mathématiques, de science, d’histoire etc…” (p 422). Il est, aussi, inséparable “de la création d’une littérature africaine moderne “ (cf.2.2.2.3.3.).

En matière de traduction, le professeur DIOP a dégagé des lois. Dans l’appendice Parenté génétique… intitulée “esquisse d’une théorie esthétique de l’image littéraire en poésie et dans le roman africain”  (pp-391-398), il a divisé “les images littéraires en trois catégories” :

1) les images universelles traduisibles ;     2) les  images spécifiques intraduisibles, et 3) les images spécifiques adaptables.

Il a, aussi, analysé “le rythme dans les langues africaines”, qu’elles soient des langues à classes ou des langues sans classes pour conclure au respect “des lois euphoniques” dans les deux types de langues (pp. 392-393).

Dans la même veine que l’article “quand pourra-t-on parler d’une renaissance africaine ?” publié en Novembre 1948, il aborda enfin “les limitations de l’originalité d’une littérature africaine en langue étrangère”. (pp.393-398) pour constater l’échec de tous les poètes africains s’essayant à la poésie en langue étrangère avec les concepts spécifiques intraduisibles (catégorie2). Cheikh Anta a cité, a l’appui cette analyse, Jean-Paul SARTRE dans Orphée noir,  mis en manière de préface à Anthologie de la nouvelle poésie nègre de SENGHOR (Paris, 1ere édition, 4eme  trimestre 1948, 227p.) : “il ne dira point sa négritude avec des mots précis, efficaces, qui fassent mouche à tous les coups. Il ne dira point sa négritude en prose. Mais chacun sait que ce sentiment d’échec devant le langage considéré comme moyen d’expression direct est à l’origine de toute expression poétique”. (p. XIX). Bref. Cheikh Anta DIOP est d’accord avec SARTRE que “entre les colonisés, le colon s’est arrangé pour être l’éternel médiateur ; il est là, toujours là, même absent, jusque dans les conciliabules les plus secrets. Et comme les mots sont des idées, quand le nègre déclare en français qu’il rejette la culture française, il prend d’une main ce qu’il repousse de l’autre, il installe en lui, comme une broyeuse, l’appareil-à-penser de l’ennemi”. (p.XVIII). C’est pourquoi Cheikh Anta DIOP tira une conclusion qui peut paraitre radicale. Pour lui, en effet, puisque la littérature africaine d’expression étrangère “tient du prestige des langues européennes, il est absolument indispensable” que cette hypocrisie s’arrête et que cette littérature soit détruite (DIOP, 1996 : 34).

Cheikh Anta DIOP a traité, ailleurs, les lois de la traduction littéraire (“pour une méthode d’approche des relations interculturelles” [pp.84-90] in Introduction aux études interculturelles. UNESCO, 1980, 225p et pour les pages 283-290 de Civilisation ou Barbarie, Paris, Présence Africaine, 1981, 526p).

Comme, entre autres traductions de Cheikh Anta DIOP, on peut citer le chapitre II du tome II de Nations nègres et culture (Paris, Présence Africaine 1979, pp. 425-460). Dans ces pages, sont traduits des concepts de Mathématiques, de Physique et Chimie, le principe de la relativité, un extrait de Horace de Corneille (Acte II, Scène III), la Marseillaise. On peut citer, aussi, l’article de fondateur : “Comment enraciner la science en Afrique : exemples Walaf (Sénégal)”. (BIFAN, Série B, T.37, n°1, 1975, pp.154-233). Dans cet article, sont concernées les traductions suivantes : la théorie des ensembles, la physique mathématique et théorique, l’organisation de la matière au niveau subquantique et quantique, la relativité restreinte générale et la chimie organique.

Un autre document essentiel est à verser dans le dossier des traductions. Il s’agite de l’ouvrage innovateur L’Antiquité africaine par l’image (Paris, Présence Africaine, 2eme  édition 1998,158p).  Cette étude quadrilingue (Français, anglais, walaf et peul) a été autorisée par la famille du défunt savant et réalisée par Egbuna MODUM de l’université Nsukka du Nigeria pour l’anglais, l’égyptologue Aboubacry Moussa LAM et le dravidologue, Mamadou NDIAYE de l’université Cheikh Anta DIOP du Sénégal pour le Pulaar, enfin Amadou DIALLO et Abdoul Aziz DIAW de la même université pour le wolof.

On sait que dans cet ouvrage, le chapitre intitulé “langues, littérature, sciences” (pp.142-145) est articulé autour de la traduction d’un échantillon de Stèles du Nouvel Empire (extrait de l’hymne de la victoire de Thoutmès III, 1470 av. J.C) et une poésie amoureuse extrait de Papyrus ‘‘Chesler Beatty”. Par ailleurs, le livre contient des chapitres sur l’évolution du monde noir de la préhistoire à la fin de l’Antiquité (pp.8-15) et sur la préhistoire et la protohistoire (pp.43-49).

2.2.2.3.3  La contribution de Cheikh Anta DIOP à la littérature Walaf moderne

Cette dimension de l’œuvre de Cheikh Anta DIOP est maintenant étudiée (Babacar DIOP. Buuba “l’œuvre de Cheikh Anta DIOP au service de la Praxis” in l’Ecole du 13 Mai, Bulletin de l’Union Démocratique des enseignant du Sénégal, n°3, Février 1992, p.6). Pour Buuba, en effet, la dimension littéraire de l’œuvre de Cheikh Anta DIOP, bien qu’incontestable ne fut pas toujours prise à la hauteur de sa qualité. Toutefois, le constat est évident que l’apport littéraire de Cheikh Anta DIOP s’affranchit de plus en plus du poids écrasant de l’Egyptologie et de la prégnance  des travaux scientifiques.   c’est ainsi que lors du colloque international de Dakar (26 février au 2 Mars 1996), commémorant les 20 ans de la disparition de Cheikh Anta DIOP, le romancier, dramaturge et cinéaste sénégalais Cheikh Aliou NDAO présenta une communication sur le thème “Cheikh Anta DIOP et la littérature wolof moderne”  (cf. Résumé des communications p.80).

Dans ce domaine, la contribution de Cheikh Anta DIOP a revêtu deux modalités. La première fut l’étude de la poétique walaf et la définition des lois de traduction d’une part, de l’autre des lois euphoniques dans création poétique en langues africaines. La seconde modalité a concerné la valorisation de la poésie en langue walaf écrite en caractères arabes à travers ses écrits et conférences durant les années 1950. Grace à ses efforts, plusieurs grands poètes populaires de la littérature walafal ont été connus : Khali Madiakaté Khala, Moussa Ka etc… Il insista sur l’utilisation de l’Alphabet Phonétique International pour transcrire les langues du Sénégal. Dans cette optique, il initia un syllabaire walaf.

Cheikh Anta DIOP a contribué, aussi, à créer un environnement lettré en langue nationale walaf, notamment par la constitution de matériaux linguistiques et de post-alphabétisation et d’enseignement. En la matière, le texte de sa conférence (en walaf) inaugurale de la semaine culturelle de l’Ecole Normale Germaine LEGOFF le 28 avril 1984 à Thiès demeure un chef d’œuvre et un document de référence.

Ce texte est publié sous le titre Lamminu rewmi ak gestu (les langues nationales et la recherche) dans le Chercheur (n°1, 1990 ; pp.13-48).

Le professeur Buuba affirme dans sa “présentation” de ce texte (Le Chercheur… pp.13-14) qu’il est la réponse positive te démonstrative de Cheikh Anta DIOP “à la question de savoir s’il est possible d’utiliser les langues nationales africaines à l’instar des langues européennes dans les différents  ordres d’enseignements ?”. Aussi, le texte a-t-il une démarche volontairement encyclopédique : l’origine des langues africaines, la description de l’évolution de l’humanité avec emphase sur la place du berceau africain, l’origine des races avec l’explication du fait que l’homme né sous les tropiques ne pouvait être que noir à cause de la mélanine, les migrations préhistoriques entre les continents avec l’accent sur le caractère autochtone des noirs d’Afrique, l’évolution des civilisations avec la mise en exergue du rôle de l’Egypte dans les domaines de la science et de la culture, de l’invention de l’écriture etc… les dettes de la Grèce à l’Egypte, la démonstration de la parenté génétique entre l’Egyptien pharaonique et les langues négro-africaines modernes (l’exemple du walaf) d’une part, de l’autre, entre les langues négro-africaines (walaf, sérère, poular, Soninké, Diola), la procédure d’érection des langues européennes de ‘‘vulgaires” en langues de culture te de progrès (pléiade, encyclopédie, théories linguistiques  de Ferdinand de SAUSSURE), l’incitation à la créativité dans les domaines de la science, de la littérature, de la création littéraire et artistique, les théories D’Einstein et de l’invitation à suivre les exemples présentés.

2.2.2.3.4 Didactique en langues africaines et aménagement linguistique chez Cheikh Anta DIOP

A propos de la didactique, le professeur Cheikh Anta DIOP a développé une démarche et des thèses pouvant asseoir l’aménagement linguistique en terme d’enseignement. Déjà en 1952, il avait analysé les “problèmes d’éducation populaire parascolaire”, il lança, alors, la thèse selon laquelle “quand nous voudrons nous adresser  au peuple africain pour un but éducatif quelconque, nous ne tarderons pas à réaliser la nécessité de recours aux langues africaines”.  A partir de cela, il estimait que “faire un travail préalable pour rendre celles-ci aptes à exprimer toute la réalité moderne, c’est donc supprimer l’obstacle majeur”, s’opposant à l’éducation dans lesdites langues (“Vers une idéologie politique africaine” pp.45-65, in Alerte sous les tropiques, Paris, Présence Africaine. 1990, 148p).

Sur les questions didactiques Cheikh Anta DIOP développa une deuxième thèse à savoir “il est plus efficace de développer une langue nationale que de cultiver artificiellement une langue étrangère; un enseignement, qui serait donné dans une langue maternelle,  permettrait d’éviter des années de retard dans l’acquisition de la connaissance” (Nations nègres …p.145). L’objectif, selon lui, c’est d’éviter que “l’expression langagière” ne soit  pas “un revêtement  étanche qui empêche notre esprit d’accéder au contenu des mots”. Ainsi “le développement de la réflexion” fera place à “celui de la mémoire”.

Au total, écrit Cheikh Anta DIOP en 1954, “le jour même où le jeune africain entre à l’école, il a suffisamment de sens logique pour saisir le brin de réalité contenu dans l’expression : un point, qui se déplace, engendre une ligne. Cependant, puisqu’on a choisi de lui enseigner cette réalité dans une langue étrangère, il lui faudra attendre un minimum de 4-6 au bout desquels il aura appris assez de vocabulaire et de grammaire ; reçu, en un mot, un instrument d’acquisition de la connaissance, pour qu’on puisse lui enseigner cette parcelle de réalité” (Nations nègres … p. 415). Il écrira de manière saisissante en 1977, dans le cadre de la défense de l’introduction des langues nationales dans l’enseignement que “le génie créateur, déverrouillé s’éveille et remplace  psittacisme. L’apprentissage des langues étrangères est accéléré, c’est le contraire d’une coupure d’avec le monde extérieur” (TAXAW, décembre 1977, n°6, p.13)

Cheikh Anta DIOP a, par ailleurs, prononcé plusieurs conférences publiques en faveur de l’introduction des langues nationales africaines dans le système éducatif.

Au nombre de ces nombreuses conférences, on peut retenir : la conférence du jeudi 27 juin 1950 à 18 heures dans le cinéma Bataclan de Dakar sur le thème “Un enseignement est-il possible dans la langue maternelle ?” ; le 31 juillet 1950, la conférence intitulée “Nécessité et possibilité d’un enseignement dans la langue maternelle en Afrique” (cf. Paris-Dakar du vendredi 4 Août 1950) ; la conférence sur le thème ” Comment recréer à partir d’une langue africaine l’unité linguistique de l’Afrique noir ? ” en date du dimanche 20 Mars 1960 à 09h30 à la maison des Jeunes et de la culture de Dakar etc. Il reprit le même thème le 19 Avril 1960 à 18h à la mairie de Diourbel.

Cheikh Anta anima aussi des conférences de presse au cours desquelles, il aborda la question des langues nationales, notamment celles du 10 Août 1981 dans la chambre de commerce de Dakar et du 15 Mars 1984 au Relais, route de Duakam, Dakar, actuelle Avenue Cheikh Anta DIOP.

2.2.2.3.5-Cheikh Anta DIOP et l’aménagement terminologique

A ce niveau, Cheikh Anta écrit que : “Il s’agit d’introduire dans les langues africaines des concepts et des modes d’expression capables de rendre les idées scientifiques et philosophiques du monde moderne”. Pour ce faire, il faut non seulement la volonté politique requise mais aussi des conditions et des moyens scientifiques et techniques. Cheikh Anta ne l’ignorait pas et qui a soutenu que : “Cette réforme ne peut se faire du jour au lendemain. Il ne s’agit pas d’exiger la création immédiate d’écoles vernaculaires. Nous serions handicapés, par l’absence de professeurs compétents et de manuels appropriés, par l’absence de termes techniques dans les langues actuelles. Rien ne voudrait une telle expérience pour revérifier l’âme nationale d’un peuple”. (1990 : 111-112).

Le professeur DIOP, en matière d’aménagement terminologique, a développé des efforts dans une double direction. La première est la constitution d’un fonds terminologique pouvant servir à constituer des ‘‘humanités africaines” à base d’Egyptien ancien ou d’autres langues négro-africaines modernes ; extrait du dictionnaire étymologique (Alerte …pp-19-24), introduction au vocabulaire (Nations nègres … pp-287-335), déblaiement (Nations nègres, T.2… pp-179-214), lexique égyptien-Wolof (Parenté …pp-161-390), termes mathématiques égyptiens qui ont survécu en wolof (pp. 349-353), Etymologie du mot ”Chimie’‘ (pp 362-363), liste non exhaustive des concepts philosophiques égyptiens ayant survécu en wolof (pp.451-457), termes grecs d’origine africaine (pp. 481-482), vocabulaire (nouvelles recherches sur Parenté génétique…pp. 139-153), certains termes relatifs à la femme (op.cit.)

La seconde direction est celle de la création de néologismes nécessaires et utiles à l’instar de l’article “Comment enraciner la science en Afrique ?”. Cheikh Anta parlait de “manuels appropriés” pour lever les handicaps à l’introduction des langues nationales africaines dans l’enseignement et dans l’administration. Trois types de documents sont ciblés : les documents de références, les documents d’apprentissage et des documents de diffusion.

La première date de 1957 (Alerte sous les tropiques… p.120) et nous apprend que “le choix d’une langue unique pourrait être confié, après la libération nationale du continent, à une commission dont la tâche serait ardue”. Le second est de 1960. Il est aussi libellé “le choix d’une telle langue (langue unique continentale aj.p.ns) devra incomber à une commission internationale compétente inspirée un très profond sentiment pratique à l’exclusion de tout charisme déguisé” (Les fondements…p.23). Le travail de pionnier de Cheikh Anta doit être étendu à d’autres langues, approfondi sur le plan méthodologique, théorique et vulgarisé.

Harouna BARRY

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