En fait, cette nation millénaire s’incruste dans la médiation entre «la figure des ancêtres fondateurs» d’empires et de royaumes et les leaders politiques africains, héros de l’indépendance, qui, à travers le processus de fondation de l’Etat postcolonial s’arrogent le titre de «Père de la nation». Alors on célèbre le Mali médiéval pour donner un sens à son héritier de 1960.
En Guinée, on encense Samory Touré, l’ancêtre putatif du défunt président Ahmed Sékou Touré; au Sénégal, le Damel du Cayor (Lat Dior Diop) ne demeure pas en reste. Cette perspective, qui s’origine de la transformation du destin individuel en dessein collectif; donc, d’une certaine façon, de l’histoire du sujet, ne peut que nous informer de l’historicité d’une forme de gouvernementalité qui ne tienne pas compte de la réalité plurielle des sociétés africaines en général et maliennes en particulier. Elle n’est donc qu’une modalité explicative des problèmes de formation de la nation, qui doit être prise en compte. Or, s’il est vrai que la nation s’affirme avec d’autant plus d’intransigeance que son assise concrète est plus faible, n’est-ce point parce que l’idée nationale engendre entre les hommes une solidarité qui efface les oppositions que provoqueraient leurs situations réelles?
Par ailleurs, en se situant sur un autre plan, c’est-à-dire à l’histoire des nations modernes, cette analyse de la nation «millénaire» du Mali est loin d’être satisfaisante. Pour Marcel Mauss, «Nous entendons par nation une société matériellement et moralement intégrée, à un pouvoir central stable, permanent, à frontières déterminées, à relative unité morale, mentale et culturelle des habitants qui adhèrent consciemment à l’Etat et ses lois ». Il remarque par la suite, que la nation ainsi définie ne s’applique qu’à un petit nombre de sociétés connues historiquement. Car, pour lui, il ne peut y avoir nation sans qu’il y ait une certaine intégration de la société, c’est-à-dire qu’elle doit avoir aboli toute segmentation par clan, cité, tribu, ethnie. «Cette intégration est telle dans les nations d’un type naturellement achevé, qu’il n’existe pour ainsi dire pas d’intermédiaire entre la nation et le citoyen, que toute espèce de sous-groupe a pour ainsi dire disparu, que la toute puissance de l’individu dans la société et de la société sur l’individu s’exerçant sans frein et sans rouage, à quelque chose de déréglé, et que la question se pose de la reconstitution des sous-groupes, sous une autre forme que le clan ou gouvernement local souverain, mais enfin celle d’un sectionnement».
Cette caractérisation de la nation est incompatible avec une certaine diversité ethnoculturelle et nous renvoie à celle de l’histoire de la formation des nations européennes, qui a mis en avant deux acceptations: une ethnique, pour ainsi dire, et une contractuelle, élective. Or historiquement, en Afrique colonisée, c’est l’Etat qui est l’appareil de la nation. A cela s’ajoute comme corollaire le modèle de nation adoptée par les pouvoirs postcoloniaux africains et dont la face la plus visible se confondait avec la personne du président de la République: «le Timonier national».
Ces caractérisations de la nation nous prouvent qu’elle est une communauté qui dépasse le groupe ethnique, le groupe linguistique et religieux. Elle se caractérise essentiellement par une volonté consciente de vivre ensemble.
Abdoulaye Bara Diop de noter: «L’exemple des nations modernes nous montre que celles-ci sont généralement constituées par une nombreuse population d’origines diverses, mais ayant longtemps vécu ensemble, ce qui a fini par leur donner un certain nombre de caractères communs. Cette population est politiquement organisée autour d’un Etat et manifeste la volonté de rester unie. Si ni la géographie, ni l’ethnie, ni la langue, ni la religion ne sont des facteurs pouvant déterminer, à eux seuls, la constitution d’une nation; ceux-ci jouent néanmoins un rôle plus ou moins important dans ce processus, en le favorisant ou en le retardant ou l’empêchant. Les conflits qui éclatent même dans les nations modernes et revêtent des aspects ethniques, linguistiques, religieux, mettant en cause jusqu’à leur unité, en sont la meilleure preuve».
Ce qu’il faut surtout retenir, c’est que l’idée de nation nous renvoie toujours à l’appartenance de plusieurs éléments différents ou semblables à une communauté d’intérêts évoluant dans une sphère de solidarité indispensable à l’existence d’une communauté nationale. L’existence et la survie de cette communauté nationale supposent la réalisation préalable de deux facteurs: – la naissance d’un certain nombre de caractères communs à ces populations d’origines diverses; -et l’apparition progressive d’une volonté consciente de ces populations différentes ou semblables de vivre ensemble. En conséquence, l’idée de nation s’enracine dans des différences. La cohésion n’est acquise qu’au prix des oppositions flagrantes ou virtuelles, non seulement entre les groupes ethniques, mais aussi entre agriculteur et éleveur ou à l’intérieur d’une même ethnie, et des réajustements de celles-ci (oppositions). Car il ne saurait être autrement puisque la nation doit, sous peine de disparaître, parfaire sans cesse l’unité ou la coexistence pacifique des divers groupes qu’elle veut donner.
A travers l’Etat-nation, cette unité est exprimée dans l’esprit collectif par deux idées: patrie et citoyen; dans leur corrélation, ces deux notions ne sont, au fond, qu’une seule et même chose, une seule et même règle de morale pratique et idéale, et, en réalité, un seul et même fait capital et qui donne à la république moderne – certes, il ne s’agit pas seulement de République – toute son originalité et toute sa nouveauté et sa dignité morale incomparable. Si, c’est précisément ce qu’on appelle la nation, «cette chose que l’Anglais s’imagine avoir créée par la Grande Charte, et qui fut réellement créée aux Etats Unis en 1777 par le Congrès de Richmond, et au Champ de Mars lors de la journée de la fédération », est-ce la même chose que celle du congrès de l’US-RDA du 22 septembre 1960, qui proclamait l’indépendance et la naissance de la République du Mali, après l’intermède de la Fédération du Mali éclatée? Quelles sont alors les traductions des caractéristiques de cette idée de nation au Mali, après les «révoltes et rébellions» dites Touareg et les confrontations des ex-MFUA avec le MPMGK, du MNLA avec Ganda Izo?
En résumé, nous dirons que si l’unité nationale peut transcender tous les clichés subjectifs, l’ethnocentrisme des Maliens s’exprime dans bien des cas pacifiquement. Le problème des régions Nord du Mali, qu’il ait un fondement ethnique, politique ou autre, se pose en termes de tolérance. Cette tolérance suppose, au départ, la reconnaissance des différences marquées (par exemple différence de phénotype entre Touareg, Sonrhaï et Bambara). Généralement, ces différences se dédoublent en rivalité, donnant à la conscience ethnique les allures d’une intolérance. En ce temps, ce n’est plus la diversité mais la différence qui s’affirme dans cette nouvelle ethnicité Les consciences collectives fondées sur des pratiques économiques spécifiques sont-elles renforcées par les consciences collectives fondées sur des destins politiques antagoniques et inégalement tragiques?
En nous situant dans la perspective de la recherche des causes pour expliquer la diversité des types humains, développée par Ralph Linton, nous remarquons qu’il ne faut pas, pourtant, minimiser l’importance de la sélection sociale qui résulte de la préférence manifestée par le groupe pour un type physique particulier. Ainsi, chez les Touareg maliens, nous y apercevons une double différenciation: une première, qui existe entre deux groupes, bien que très proches par les caractères physiques, la culture et la langue, diffèrent considérablement par la couleur (Imochar-Ineslimen; Imochar-Imrad). La seconde différenciation a aussi comme fondement la couleur de la peau (Touareg blanc – Touareg noir).
Au-delà d’une explication scientifique, et même à certains égards religieuse, les différences de coloration de la peau chez les Arabo-berbères procèdent d’une classification des types humains selon qu’ils soient «purs» et «impurs» ou encore pour déterminer les «dirigeants» des «dirigés». Et l’effet qui découle d’une telle perception, d’un point de vue social, est la stricte hiérarchisation de la société, d’une part, et son corollaire, une stratification assez poussée, d’autre part. Si une telle perception est assez nette chez les Arabo-berbères, dont la société est composée d’éléments blancs et d’éléments noirs, son opérationnalité pose problème dans les rapports entre ces derniers et les autres populations en contact, qui sont généralement des Noirs. Au cours de l’histoire des Touareg, deux forces ont constamment été à l’œuvre. D’une part, les facteurs combinés de la mutation, de la sélection et de la fixation des traits physiques par l’endogamie, ont contribué régulièrement à produire des types humains de plus en plus nombreux. D’autre part, la facilité avec laquelle les «races» humaines ou les types humains peuvent se croiser, a tendu à estomper leur modèle et à produire des «spécimens d’individus» à l’hérédité mixte et au type physique variable. Si jusqu’à un moment, on notait la prépondérance de la première des forces; la seconde a pris une importance croissante au cours du temps et elle a atteint son paroxysme avec l’affaiblissement des distances et l’éclatement des anciens groupements locaux, qui sont des faits caractéristiques de la civilisation moderne.
En rapport à cette perspective, nous soulignons que cet état de fait n’est pas généralisable à l’ensemble des «sociétés Touareg», dont la diversité a trop souvent été occultée au profit d’une unicité simplificatrice. Une société dans laquelle les différences héréditaires instituent une endogamie sociale et génèrent des représentations «raciales» et «racistes» fondées sur des différences de phénotypes et sur la pigmentation de la peau. Pour une fois, dans l’espace Saharo-sahélien malien, nous voyions, aux interstices de ces problèmes de phénotype et des mobilités dans les trajectoires individuelles, des cristallisations jamais égalées en termes de développement de découpages-maillages et des «dires» sur l’Etat du Mali.
Ainsi, émergea une nouvelle identité, en rapport avec une série de facteurs qui interagissent: – la question du contrôle de cet espace, sur fond de tensions consécutives aux séries de révoltes et rébellions des Touareg; – l’avènement des mouvements néo-MFUA tels ADC (Alliance pour le Développement et le Changement) et le MNLA (Mouvement National de Libération de l’Azawad), qui s’illustrent par des actions guerrières et des revendications territoriales; -l’africanisation progressive du mouvement Salafistes, ses accointances avec Boko Haram du Nigeria et leur allégeance à Al Qaëda; – les enjeux propres à l’économie de ce territoire, dont le sous-sol est riche en minerais potentiellement exploitables, maisqui est également émaillé de trafics de tous genres; – la corruption des administrations et des forces de sécurité locales, se traduisant par la perte pour les États de leurs monopoles (sécuritaire et imposition); – la mise à sac des dépôts de munitions en Libye et le décès d’Ibrahim Bahanga, dont les partisans seraient encore nombreux dans la région.
Dans un tel contexte, il faut être attentif aux conséquences sur l’état des modalités de gestion de l’Etat-nation à reconstruire et les avatars du nationalisme, de la possibilité pour l’armée de contenir les troupes rebelles ou de l’ouverture des conditions de cessez-le-feu en vue d’un dialogue inclusif, de la gestion des minorités, du voisin et de l’immigré ou l’image de l’autre par exclusion, les prises d’otages et le réarmement de l’AQMI et leur impact sur les actions des partenariats régionaux et internationaux, inquiètent.
Dr Naffet Kéïta
Enseignant-chercheur
ULSH – FSHSE de Bamako
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Cette coexistence n’existera si le pouvoir est central. Mr. Dans la limite de ” l’absolutisme” les instituons politiques sont toujours concentrées dans la main d’une minorite.
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