Depuis la publication de Territoire de la douleur (1978), Le chant équinoxial (1979) et Comme une blessure éclatée dans les vannes du soleil (1980) tous ronéotypés grâce à de Monsieur Alpha Oumar Konaré qui fut Ministre de la Culture puis Président de la République du Mali, Ismaël Diadié Haïdara a gardé un long silence dans le monde poétique de l’Afrique francophone. Il faut attendre 2022, c’est à dire quarante deux ans pour qu’un livre de poésie de ce poète apparaisse de nouveau au Mali. Il s’agit de Tebrae, édité par La Sahélienne en ce mois de Février. La photo de couverture est l’oeuvre Dolo Amahiguéré, peintre et sculpteur Dogon , promotionnaire de Ismaël à l’INA (institut national des arts ) de Bamako au Mali. Ce silence du poète s’est exacerbé par son double exil après la publication de son livre d’histoire, Les Juifs à Tombouctou (Bamako 1999) et cet autre qui a suivi l’occupation de Tombouctou par les factions rebelles et des groupes islamistes. C’est dans cet exil qu’il a rompu son silence en publiant en poésie hors du Mali Une cabane au bord de l’eau (Málaga 2015), Tebrae pour ma mère préfacé par Aminata Sow Fall (Málaga 2017) et Sahel (2018). Après Sahel, ce long poème sur la sècheresse de 1973 qui marqua profondément sa vie, il s’exile de la langue française et adopte le castillan comme langue d’écriture. C’est dans cette langue qu’il publie un livre de contes philosophique, Zimma (Mexique, 2014), Journal d’un Bibliothécaire de Tombouctou (Cordoue, 2016), De Toledo à Tombouctou (Málaga), De la Sobriété (Cordoue, 2020). Il publie divers poèmes traduits de l’espagnol à l’anglais en Turquie, en Albanie, en Colombie, en Inde, au Kenya entre autres et participe avec les plus grands poètes du monde comme Ko Un de Corée proposé plus d’une fois au Prix Nobel comme Adonis le Syrien, Gamoneda d’Espagne ou le Serbe Charles Simic installé aux USA et Prix Pulitzer, au Festival International de Medellín par lequel sont passés divers Prix Nobel.
Avec Tebrae, le poète malien ajoute un troisième exil à son arc existentiel, il publie ce livre sous le nom par lequel il est connu de sa famille et de ses intimes amis d’enfance, Lélé.
Ne vivant plus dans son pays natal, n’écrivant plus dans la langue de son éducation, la langue française et ne publiant plus sous son nom de baptême, s’enfermant en ces trois exil, son pays, sa langue d’éducation et son nom et donc ses racines, ne sont pas absents de ce livre écrit sous la forme des Tebrae dont il tire son titre.
Les Tebrae (Tebria au singulier) sont un genre poétique particulièrement exercé par les femmes du Sahara en Mauritanie, au nord du Mali et au Maroc. Chaque tebría est composé par deux vers où les femmes expriment les passions de leur coeur. Elles chantent l’amour, la solitude, le désamour, la haine, le désespoir. C’est à travers le poète mauritanien Marfall Diagne qu’Israël Diadié Haidara découvre les Tebrae par un article de Tauzin sur la poésie féminine en Mauritanie publié dans un numéro de Notre Librairie consacré à la littérature mauritanienne. Son ami, le prospecteur Ahmed Choued décédé avec qui il espérait faire une anthologie de cette poésie des femmes du désert toujours chantée en hassaniya, jamais passée à l’écriture.
Ismael Diadié Haidara a publié un premier livre de poésie dans ce genre littéraire peu connu, Tebrae pour ma mère préfacé par la romancière sénégalaise Amiante Sow Fall. Son deuxième livre de Tebrae est celui-ci. Il est composé de 1203 poèmes de deux vers chacun précédé d’un sobre prologue où le poète définit ce qu’est une tebria et montre que le long de ses errances par le monde il a écrit sur des morceaux de papier, dans des cahiers ou dans les marges de ses livres, ces poèmes minimalistes où en deux vers, il dit l’amour, la mort, le monde, la nostalgie du pays natal, l’exil et l’errance, son enfance, les famines, les épidémies, les guerres qui ponctuèrent sa vie et son refuge dans la nature, seul lieu qu’il a pour se sauver de l’Histoire.
Ce livre est celui de toute une génération, la nôtre, il a comme fil conducteur la jouissance, cette philosophie qui nous sauva des affres d’un cycle de sécheresses qui pesa sur nos jeunes mémoires. Cette génération qu’ismaël qualifie lui – même de génération silence est celle – là dont un livre bouleversa la vie de façon positive. Il s’agit des quatrains d’oumar ibn ibrahim al khayyam, poète persan. Ce livre a été dérobé de façon fortuite dans la bibliothèque de l’érudit maire de Tombouctou des années 70, monsieur Abbas Kader. Pour notre génération c’était le fruit défendu, la réponse à nos interrogations. Ces Rubayyatt seront copiés dans des cahiers tenus secrets et surtout dans nos jeunes mémoires. Il faut dire que nous en trouvons l’écho dans les chansons d’une cantatrice de Tombouctou, Aïssa Alamiridjé dont le fil conducteur est “Jouis ! Jouir est licite, c’est l’avis des savants, des sachants”. Et c’est ainsi que notre génération devint Khayyamienne donnant naissance à l’école khayyamienne de Tombouctou. C’est dire que ce livre d’ismaël est le nôtre, l’écho de notre plus tendre enfance et exprime un art de vivre que nous avons fait nôtre et que nous appelons la hammad’alfintatude.
Nous ne pouvons trouver meilleure définition du hammad’alfinta que ces propos d’ismaël lui – même :
“Il faut voir je crois la part d’ombre qui donne à HAMMAD’ALFINTA son relief comme en peinture. Nous sommes devant une expression née d’une société Songhai d’une part et arabo-berbere d’autre part, où la bravoure et l’honneur définissent l’homme. Le terme HAMMADI vient du Peul et ne désigne pas seulement l’ainé, il désigne aussi le premier, le meilleur.
HAMMAD’ALFINTA désigne donc le premier, le meilleur, le héros qui ne montre de zèle que devant le plat, ici l’ALFINTA particulier à Tombouctou. Le héros des sociétés chevaleresques s’affrontent aux hommes sur le champs de bataille, le héros de l’ALFINTA ne lutte que pour son ventre, d’où le signe méprisant, l’ALFINTA désignant le ventre, la gourmandise. Le silence du mot découvre son dire, philosophiquement. Là est son contexte sémantique. HAMMAD’ALFINTA pour beaucoup c’est donc le héros du ventre, au contraire du brave chevalier qui s’affronte aux adversités que fuit le déprécié de l’ALFINTA.
C’est ici que vient la gêne et le retournement sémantique nécessaire. Le Hammad’Alfinta est un oisif, je l’accepte, mais Khayyam, les hédonistes de Chine, Épicure le décrivent ainsi, comme un homme louable donné à la table, aux doux moments, un homme qui ne se casse pas la tête pour une bataille, et prise la paix au dessus de tout. Etre Khayyamien c’est cela. Aimer l’oisiveté au delà donc de tout héroïsme. C’est ici qu’il faut rappeler mon grand-frère Sidi Yana : Le héros c’est celui qui a fui et peut raconter ce qui s’est passé et le martyr, le con qui s’est fait tuer. Il renverse l’esprit de l’héroïsme, donne donc une raison au HAMMAD’ALFINTA, celle de l’intelligence, de la prudence, de l’art de vivre et d’apprécier à la fin la vie plus que toute autre chose humaine, trop humaine”. Et tout est dit TEBRAE est bien le livre d’une génération.
Avec ce livre, Ismaël renouvelle et enrichit l’écriture des Tebrae comme l’avait fait Takuboku pour les Tanka (poèmes de cinq vers), Khayyam pour les Robaiyat (poèmes de cinq vers), Bacho pour les Haïkus (poèmes de trois vers). Ismael, avec les Tebrae, découvre au monde un genre littéraire peu connu, le réinvente et s’en fait le maître. Il est avec deux de ses amis, le poète nigérien Hawad et le tchadien Nimrod, Prix Apollinaire 2021 une des voix porteuse de la poésie africaine d’expression française.
Sane Chirfi Alpha