Jacques Vergès rappelé à l’ordre par le Bâtonnier suprême

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 ” Le 7 Juin 2004, je reçois la visite d’un aviateur de nationalité Ivoirienne ayant séjourné plus de vingt ans aux Etats-Unis. Cet homme avait le tort de donner des cours de pilotage à  des élèves pour la plupart d’origine africaine comme lui .Considéré, comme le ” vingtième pirate “, arrêté trois jours après  l’attentat du 11 Septembre 2001, il aura passé quatorze mois en prison avant d’être libéré, faute de preuves. Il me demande, ainsi qu’à mon ami Maître GAKOU, du Mali  de poursuivre le gouvernement américain pour son arrestation arbitraire et raconte sa mésaventure dans un manuscrit qu’il me remet. Il me demande d’en écrire la  préface et de lui trouver un éditeur. Devenu ami de Zaccaria Moussaoui en prison, il me demande également d’assurer sa  défense… Mon ami GAKOU m’a apporté des mangues succulentes du Mali. Elle sont très mûres et je devrai ce soir, avant mon  départ demain pour le Yemen, en faire de la confiture  “.

 

Me Verges(In ” Rien de ce qui est humain ne m’est étranger ” (Edition Plon, 2005, page 148)

ne trace d’amertume dans la voix et une ombre sur le visage qui changea d’un seul coup, la voix elle-même se fit plus grave, grondante de colère contenue, et il se mit  soudain à ressembler enfin à l’image que se faisait de  lui le public malien, ” l’avocat du diable “, l’homme devenu ” rogue “, qui tenait depuis six mois  ” le procès crime de sang “ avec et contre beaucoup de confrères  de tous les pays, le mystérieux et ambigu tribun , juriste de talent, redoutable défenseur sans vanité, sans attaches, voyageant d’un continent à l’autre sans valise (juste un sac de voyage et toujours un livre de Nietzche) et chose plus étonnante encore pour un milliardaire, sans rien  créer d’autre que soi-même, c’est dire donc pure  provocation.

 

 

Provocations : il est né en 1925 (ou 1926)-c’est lui seul qui  le sait-d’un père communiste, médecin  en Indochine, que l’on a chassé de son poste de consul parce qu’il avait épousé une vietnamienne (qui lui donnera les jumeaux jacques et Paul).

 

 

Vocation : il n’y a pas un seul chef de l’exécutif occidental vivant (y compris en Israël) qui n’ait pas fait l’objet de ces plaidoiries ” punitives “. Tenez cet extrait de conversation avec le journaliste Jean-Louis REMILLEUX

 

 

” Défendriez-vous Hitler ” ?

– Je vous répondrai franchement mais auparavant je vous poserai deux questions. Premièrement, est-ce l’homme sur lequel, dans l’histoire du monde, pèsent  les accusations les plus lourdes ?

– Oui

 

 

– Deuxièmement, est ce que vous me proposez de le défendre comme le fameux avocat prétendu de Ceausescu, c’est-à-dire : ” mon client est coupable, la procédure est régulière, il encourt le maximum ? Ou pensez vous à une véritable défense ” ?

– Je pense à une défense digne de ce nom.

 

 

– Bon, alors, si Monsieur Hitler vient me voir et me dit : ” Maître, parmi les milliers d’avocats qu’il ya dans le monde, vous êtes à mes yeux le plus grand. Je n’ai aucune illusion sur  la condamnation qui sera prononcée, c’est le maximum ; si on peut  réinventer le supplice de la roue ou du pal, on  le fera pour moi ; Mais je voudrais au mois que vous donniez sa dimension esthétique à ma vie “, croyez vous que je refuserais. ?

 

 

– Et Monsieur Mitterrand, le défendriez vous ?

– Là, je  ferais seulement mon devoir…

Lancé à toute vitesse et bruissant de mots, Vergès célèbre dans ses plaidoiries la fête de l’esprit, tandis que ses livres font partie des plus beaux de la langue française. Dans les unes comme dans les autres, il traque le mystérieux écart qui sépare le faux, le doute, du vrai. Il a pour y parvenir, la limpidité d’une langue dont la transparence se peuple d’une infinité de reflets juridiques, et la force obsédante d’une mythologue de l’imaginaire où le réel se conjugue sans  effort avec l’irréel, la vie intérieure  avec l’univers sensible,  dans une allée vers les confins du connaissable, du dicible.

 

 

Ce qui est le plus remarquable chez ” Jacquot “, c’est, malgré le fatras d’allure symbolique et les rodomontades dans le goût ”  provocateur “ l’appétit qui s’y exprime, d’une inaccessible logique, la confiance qui y est faite dans l’imagination à l’état sauvage, l’horreur qui y est attachée à toute forme de racisme ; le déni enfin qui oppose presque chaque phrase à cette condition d’homme devant laquelle-si raisonnablement que la vie collective puisse être un jour aménagée-certains ne cesseront de se cabrer. On sort de ses plaidoiries comme d’un orage, mais d’un orage sec où la foudre se minéralise à mesure qu’elle éclate.

 

 

Résistant avec Charles De Gaulle dans les forces françaises libres à l’âge de 17 ans ( il a le grade de sergent), communiste avec Fernand Grenier, Waldeck Rochet, grand  admirateur de Staline, fondateur  avec Mâitre Demba Diallo et Amadou Matar M’Bow notamment de l’union des Etudiants anti-colonialistes,  (en 1947- 48) on l’appelait ” l’Infra-Rouge “. “ Je n’ai pas de la Révolution une conception misérabiliste “ aime t-il à dire. Au parti communiste Français de  Maurice THOREZ, puis à Prague, en Inde avec Nehru et  Indira GHandi, au Maroc (comme conseiller du Ministre des  Affaires Etrangères) il se lie d’amitié avec Mandela- confrère  contre lequel il vient de gagner le procès du marathon vers l’au-delà-, il s’embrase pour Staline, pour Mao, pour  la cause Algérienne, avec Frantz Fanon notamment, en défendant sans concession le FLN, pour la cause Palestinienne en défendant le premier feddayine jugé en Israël.

 

 

Avocat des causes perdues ? Que non. C’est une caricature affectueuse, en ce qui le concerne. certains de ses clients exercent sans doute une sorte d’attrait médiatique (Moussa Traoré, Gbagbo, Saddam Hussein, Kieu SAMPHAN Carlos, Croissant, Klaus Barbie, Abdallah, Magdalena KOPP, Bruno  BREGUET, etc.) ou romantique (Famille de Marlon Brando, Madame Canson, Madame Pesnel, ou l’égérie de la révolution Algérienne, S. BOUGHIRED,  qu’il défendra en prison et qui sera son  épouse et la mère de ses deux enfants) , mais ils  lui apparaissent tous comme révélateurs de l’état d’aliénation mentale auquel un système social oppresseur condamne ceux qu’il utilise .

 

 

Plus qu’une plaidoirie au sens ordinaire du terme, son art est une quête verbale qui crée son sens à mesure qu’elle s’énonce, et le puise dans son élan même. L’essentiel est dans un vertigineux et confiant abandon aux images qui cristallisent des mots comme : ”  justice de vainqueur, imposture de l’appareil judiciaire, prétendues autorités religieuses, ligues dites humanitaires, défendre celui qu’on prétend indéfendable, crier que le roi est nu, sonder les  idoles et proclamer qu’elle sont creuses, faire reculer la foule, fût-elle celle de ses confrères… “.Il sait réaliser un compromis entre le successif et le simultané. En effet, les phrases juxtaposées ressemblent aux traits d’un être humain à différents âges : d’abord des traits confus, puis des trait tendres, puis des traits fermes, puis des traits alourdis par l’expérience et la maturité, mais ce sont toujours les mêmes traits. Toute nouvelle retouche lui donne de l’épaisseur sans la transformer.

 

 

Il choisit en général le procédé de répétition et d’enveloppement : simplicité et bravoure de son client, fierté qui le fixe dans la grandeur, nudité du plaignant et nullité de l’accusation. Avec pour effet de concentrer le passé et l’avenir dans le présent. Ainsi, il parvient à rassembler toute la durée d’un être dans un moment de cette durée, particulièrement dans la ” chute “ qui donne le sentiment de la perfection.

 

Robert Badinter lui a écrit un jour : ” Mon cher Jacques, tu es le plus doué des avocats de notre génération, et peut-être même es- tu le seul grand avocat d’assises de notre génération… “.Nourri de Platon tout autant que de philosophie hindoue, converti à l’Islam sous le nom de Mansour, il invente un syncrétisme où viennent se fondre toutes les belles pensées de l’humanité. Les symboles de cette beauté pure sont le peuplier, qui chez les grecs fut l’arbre du soleil et l’immense statue du calao-que lui a offerte son ami malien-qui, dans son cabinet, deviennent les signes unificateurs entre les convives du Banquet d’affection. Ses rencontres donnent lieu à une multitude de conversations sur le meurtre, Nietzche, l’esclavage, la cruauté des déesses grecque, la valeur des livres, qui, comme chacun le sait, sont muets mais parlent. C’est le seul miracle qu’il relève : les livres parlent et on les entend plus vite que s’il  fallait les  entendre vraiment.

 

 

Il a écrit une vingtaine de livres, parmi lesquels le remarquable Traité “ De la stratégie judiciaire “, qui innove considérablement le procès pénal, à travers le procès de connivence et le procès de rupture, d’après le caractère des différents dossiers et  pouvoirs : l’épidectique, le délibératif et le judiciaire. Ces trois éléments distinctifs sont à distinguer  pour tout discours : celui qui parle, le sujet sur lequel il  parle, celui à qui il parle. C’est à ce dernier que se rapporte la fin. L’argument de contradiction est fondé  sur la règle logique  connue comme  ” principe de non contradiction “.L’argument de contradiction (aussi appelé argument ab absurdo sensu) consiste à rendre manifeste la violation  de ce principe à l’intérieur d’un même système de propositions, ce qui veut dire souligner  l’absurdité de la coexistence d’affirmations contradictoires entre elles ou du moins l’incompatibilité entre une affirmation et une norme juridique ou une maxime que l’on considère comme acceptée par le destinataire du  discours argumentatif. Un cas particulier de contradiction  est celui qui résulte de la mise en pratique de la ” rétorsion “, c’est-à-dire lorsqu’on souligne l’incompatibilité existant  entre l’énonciation d’une règle et les conséquences qui en  découlent, montrant ainsi qu’une application généralisée  de cette règle conduit â sa destruction par un mécanisme qu’on pourrait qualifier “  d’autophagie “.

 

 

Il aime les mystères (sur son âge, sa disparition pendant 8 ans, etc.) et, ayant difficilement passé le permis de conduire, (après quarante leçons) il ne conduit jamais de véhicule. Mais il aurait fallu davantage pour le dérouter, au sens profond du mot.

 

 

Sur la mort, il écrit : ” Beaucoup de mes camarades ont été tués, certains dans des conditions très dures, pas seulement au  cours de la Deuxième Guerre mondiale : au cours des guerres  coloniales aussi. Certains sont partis un jour en me disant “ au revoir “ et j’ai appris après qu’ils avaient été arrêtés  dans un maquis, tués, décapités. C’est le cas de mon ami  Osendé OFANA, docteur en sciences économique, tué dans  un maquis au Cameroun en 1964. C’est le cas du Docteur  Félix Moumié, un autre ami du Cameroun, empoisonné par  une barbouze française à Génève et mort paralysé. Malcom X m’a quitté à paris ; quelque temps après il était  assassiné à New york… J’étais très lié a un garçon qui  avait organisé à paris les premiers ballets africains. Keïta Fodéba, poète, musicien, danseur, devenu ministre de l’Intérieur de  Sékou Touré, fut par lui fusillé. La mort, c’est aussi  quelque chose dont des anonymes me menacent. Je dirai, répétant Nietzche : “ Mourir et répandre une grande âme n’est pas un sort à fuir “.La  mort est acceptable quand on a le sentiment d’avoir fait dans la vie tout ce  qu’on avait envie de faire. Il faut aussi, comme Nietzche, ” quitter la vie, comme Ulysse, Nausicaa, en la bénissant, en ne la regrettant pas…Je n’aimerais pas disparaître subitement à la barre d’un  tribunal pendant un procès : je ne pourrais pas prononcer  de plaidoirie pour mon client. A la fin d’un procès, en revanche, si des voyous me frappent, c’est une mort que j’accepte… Je crois à un prolongement dont je ne connais pas du tout les formes “. ” Jacquou le voyou “, comme l’appelait affectueusement le Bâtonnier Maître Fanta Sylla, était indépendant, très indépendant d’esprit, donc politiquement incorrect. ” On tient beaucoup en politique à une vision sclérosée de la  réalité. Moi, j’ai été sincèrement gaulliste et je n’ai jamais dit quoi que ce soit sur la France libre. C’est un souvenir ébloui. J’ai  été communiste, je n’ai jamais craché après sur le parti communiste. J’ai défendu les mouvements nationalistes d’Afrique, je n’ai jamais  craché sur eux, même quand j’ai pris mes distances. A chaque  moment de ma vie j’ai participé à un combat que j’estimais être le combat du moment. Je ne suis pas prisonnier de mes  prises de position. Je peux évoluer, mais je ne renie rien ” On peut en effet parler de sincérités successives.

 

 

Il se détournera du barreau (provocation, quand tu nous tiens)  en tant que barreau pour examiner les rapports du barreau avec les manifestations sociales de son époque, à travers le théâtre. Il fera de la planche un  instrument de choix pour exposer ses propres thèses d’esthétisme juridique, en intervenant lui-même à titre de personnage, ce qui pourrait faire penser faussement à une attitude dictée par un nihilisme désespéré .En fait, très libre, il n’a cependant jamais été le type du lazzarone romain, insouciant et amoureux du soleil. Dépouillé de dogmatisme  et de mysticisme, sans aucun complexe, il a vécu avec une philosophie qui révèlera sans cesse un univers changeant-

Bonne nuit,  mon ami, mon frère ; C’est aujourd’hui que la terre renferme une mine d’or. Bonne nuit, terre.

Me Mamadou GAKOU*

 lawyergakou@yahoo.fr

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