C’est réellement une énorme perte pour notre pays et l’Afrique. Je me souviens de notre première rencontre comme si c’était hier. Un certain 11 juin 2011, dans l’amphithéâtre Aula Magna (ex-Flash), où je venais, en tant que journaliste de l’ORTM, pour couvrir le lancement officiel de son livre Abubakari II, explorateur mandingue, publié par La Sahélienne. Sur place, je découvre un pan entier de la communauté scientifique de mon pays, et surtout j’y fais connaissance avec des personnalités éminentes qui auront bientôt une influence particulière sur ma vie ; comme par exemple, le directeur général de La Sahélienne Ismaïla Samba Traoré, qui publiera mon premier livre en décembre 2014.
Mais ce jour-là, j’apprends surtout qu’Abubakari II Kéita, alors empereur du Mali au XIVe siècle, avait préféré le savoir au pouvoir. Ce souverain africain était trop en avance sur son époque, selon le natif d’Ouéléssébougou. Il avait alors abandonné son trône vers 1312 pour se lancer dans une “expédition transocéanique sur les côtes du Nouveau Monde. Il ignorait tout de son lieu d’arrivée, mais il savait dès le départ que toute rivière a deux rives, que tout fleuve, que toute nappe salée a deux rivages… Il espérait rencontrer de nouvelles frontières, de nouvelles terres pour transmettre le message de Farafina (l’Afrique noire) au reste du monde… C’était 180 ans avant Christophe Colomb”, note l’auteur du livre.
Dès lors, le débat s’installa dans le milieu scientifique autour de la question de savoir si cet empereur éclairé du Mali a découvert ou non l’Amérique avant Christophe Colomb. Est-il même arrivé à destination ? Pour le Pr. Diawara, il n’y a aucun doute sur ce point.
Après analyse et confrontation de plusieurs sources orales et écrites, le chercheur malien est arrivé à la conclusion que Mansa Mandé Bori a non seulement atteint l’Amérique, mais sa flotte “Farafina”, forte de deux mille (2000) embarcations transportant plus de cinquante mille (50 000) personnes (matelots, soldats, diplomates, marchands, etc.), aurait même mouillé sur les côtés du Brésil. “Faux !”, lui rétorquent ses détracteurs occidentaux.
En fait, admettre l’idée d’une navigation africaine atteignant les Amériques revient à cautionner l’existence d’une véritable industrie navale sur les berges de l’Afrique de l’Ouest dès le XIIIe siècle. Ce qui est tout à fait normal pour le Pr. Diawara, puisqu’à l’époque, les ingénieurs du Mandé bénéficiaient de l’expertise arabo-persane dans le domaine, laquelle expertise (les travaux de l’astronome persan Al Fergani) a été d’ailleurs déterminante dans le succès maritime de Christophe Colomb, souligne le chercheur malien.
Le rétablissement de la mémoire d’Abubakari II sera le combat intellectuel que le Pr. Diawara mènera toute sa vie. Au-delà du débat suscité autour du voyage de l’empereur malien en Amérique, le chercheur malien voulait, à travers cet essai, rendre un hommage mérité à ce héros atypique, dont l’histoire et les exploits avaient longtemps souffert de reconnaissance en Afrique (de l’Ouest), car écrasé au passage par la forte personnalité de son aîné-fondateur de l’Empire du Mali – Soundiata Kéita, qui, avec Mansa Kankou Moussa-successeur de Mandé Bori, focalisa toutes les attentions et les curiosités.
Pourtant, le grand Kankou Moussa lui-même n’hésitait pas à louer les qualités inouïes de l’empereur-explorateur. Par exemple, en 1325, comme il distribuait de l’or à tort et à travers sur la route vers La Mecque, Kankou Moussa avait été interrogé par l’historien arabe Al Omari au sujet de la richesse et de la nature du pouvoir au Mandé (anecdote rapportée par le professeur dans son livre).
Le monarque malien lui aurait alors répondu que son prédécesseur (Abubakari II) n’accordait aucune importance à l’or et aux avantages du pouvoir ; il céda facilement son trône pour consacrer sa vie à la quête du savoir. Cette approche qu’Abubakari II avait de la vie et de la gouvernance était incontestablement révolutionnaire pour son époque ; et c’est bien là l’autre message que voulait faire passer l’auteur du livre. Ainsi, comme si notre empereur-savant était victime d’une forme d’injustice implicitement agréée dans la mémoire collective, il regagne désormais, à travers les recherches du Pr. Gaoussou Diawara, la place qui lui revient de droit dans l’Histoire du Mali et du monde entier.
Lui-même grand voyageur et éternel assoiffé de connaissances et de découvertes, il serait naturellement tentant, sinon romantique, de voir une ressemblance entre le Pr. Diawara et son héros. Il est tout autant entreprenant, pétri de talents et perspicace, n’hésitant pas parfois à franchir les frontières des métiers, des arts, des disciplines et des genres littéraires. Ainsi, endosse-t-il avec succès les costumes de l’enseignant-chercheur, du poète, du dramaturge, du romancier, du nouvelliste, de l’essayiste et du metteur en scène.
Membre fondateur de l’Union des écrivains maliens, le théâtre reste son domaine de prédilection. Il remporte non seulement de nombreux prix prestigieux avec ses pièces dramatiques (prix RFI 1975 avec L’Aube des béliers), mais au Mali, on lui doit les premiers travaux scientifiques sur le théâtre : Le Théâtre rituel malien en tant qu’acte social (1990), Panorama critique du théâtre malien dans son évolution (1982), Le Théâtre malien, genèse et problématique (1996), Le Théâtre malien de 1946 à nos jours (1985).
Un moment, il dirigeait même cette association dont l’appellation était si révélatrice de son dessein culturel pour son pays : “Association pour le développement du Mali par le théâtre” ! Son expertise en théorie du théâtre et en mise en scène est sollicitée dans les établissements universitaires du Mali, de l’Europe et des Etats-Unis.
Comme pour donner raison à l’adage selon lequel “nul n’est prophète en son pays”, la reconnaissance lui vient de l’extérieur d’abord avant que le Mali n’emboite les pas : le théâtrologue émérite est donc chevalier de la Légion d’honneur française, chevalier de l’Ordre national du mérite du Mali, détenteur de plusieurs autres distinctions, dont le diplôme d’honneur de l’Association d’amitié Mali-Norvège (Aman), le diplôme d’honneur de l’Ecole normale supérieure et de l’ex-Faculté des lettres, arts et sciences humaines de l’Université de Bamako, le Prix du Mérite littéraire 2016 de Pen-Mali, ainsi que le diplôme d’honneur de l’Etat malien pour l’ensemble de ses œuvres.
En mai 2016, je terminais mon doctorat à Saint-Pétersbourg (Russie), lorsque le hasard du destin me ramenait sur les traces du Pr. Diawara : l’Institut de littérature mondiale Gorki, où il a soutenu sa thèse vers fin 1960, me recevait donc pour le même exercice. Et moins d’une année plus tard, me voici à Bamako en train de discuter de littératures avec ce baobab impérissable. Il m’invita alors chez lui à Ouéléssébougou pour admirer sa riche bibliothèque. Nous fûmes contraints de repousser continuellement ce voyage, destiné en conséquence à ne jamais se concrétiser. Du moins, de son vivant, hélas !
Néanmoins, je me réjouis d’avoir conservé en audio notre dernière conversation scientifique sur son parcours et son œuvre littéraire. En échangeant avec lui, j’ai pu m’apercevoir de l’immensité de son savoir sur l’univers littéroculturel du Mali et du monde de façon générale.
C’est sincèrement une mémoire de notre Histoire qui nous quitte ainsi ! A nous à présent de perpétuer son héritage. Que le paradis soit votre dernière demeure, mon cher Professeur !
Témoignage d’Aboubacar Abdoulwahidou Maïga
Enseignant-chercheur au DER-lettres
Faculté des lettres, des langues et des sciences du langage