Te rappelles-tu de ce joyau de la musique cubaine, «Hasta siempre Commandante» dédié au «Guérillero héroïque», Ernesto Che Guevara, que tu reprenais souvent quand tu te rendais compte de ma présence parmi ceux qui venaient t’écouter chanter ou quand je te faisais signe de la main pour te dire au revoir. C’était le signal de notre complicité tissée durant des décennies, bien au-delà de nos divergences. Haby et moi avions pris l’habitude de venir à l’improviste écouter ta voix et chaque fois, nous repartions légers, les oreilles et la tête pleines de rêves et de souvenirs. Nous y venions souvent, accompagnés d’amis ou de collègues d’autres nationalités. Ils partaient, eux aussi, les tympans imbibés et l’esprit enchanté par cette musique qui continuait à résonner en eux, selon leurs aveux, des années durant.
J’aimais cette voix âpre qui était la tienne quand tu chantais ces chansons de Cuba qui nous faisaient rêver tous les deux et qui nous plongeaient dans l’épopée d’un pays merveilleux, d’un peuple héroïque, fait d’hommes «nouveaux» selon l’expression du philosophe français Jean Paul Sartre lors de sa première rencontre avec le Che, de tous ces guérilléros héroïques qui ont su «forcer la main à l’Histoire» en forgeant sous la direction de Fidel Castro, le destin de tout un continent, de toute une époque, un tournant colossal dans l’histoire des luttes de libération des peuples à travers le monde. Ce fut une épopée de «Géants» de l’Histoire. Nous, Africains, nous nous sentions concernés, au premier chef. En t’écoutant chanter, j’avais le sentiment de participer, probablement toi aussi, à cet instant de jaillissement saisissant, où les peuples deviennent les artisans de leur propre destin.
Nous n’étions pas souvent d’accord. Permets-moi d’en parler, avant d’en venir à ce qui nous liait profondément.
Tu étais stalinien comme, à l’époque, d’autres camarades canadiens et d’autres nationalités, regroupés autour du journal «Sur la voie du bolchévisme». Je n’en étais pas un, même si je reconnais à Staline, le mérite qui était le sien, le rôle de premier plan qu’il a joué en tant que dirigeant prolétarien dans la défaite cinglante infligée par la mobilisation des peuples de l’Union Soviétique et d’autres pays contre le nazisme. L’Afrique y a apporté sa contribution. Le communiste d’origine malienne Tiémoko Garan Kouyaté a été fusillé en France par les nazis.
Je n’étais pas, non plus, un trotskiste. L’affrontement virulent entre courants de pensée stalinien et trotskiste a causé beaucoup de torts au mouvement communiste international. Lénine qui les connaissait sans doute le mieux, a souligné avec lucidité et netteté, les erreurs et fautes de direction de l’un et l’apport important de celui qu’il avait désigné comme «le meilleur des bolcheviks» de son temps. Cela fait partie de l’histoire connue.
Je n’étais pas, non plus, partie prenante des batailles rangées entre staliniens et maoïstes sur la définition du prolétariat composé essentiellement d’ouvriers selon les uns ou de paysans selon les autres en raison du faible niveau d’industrialisation des pays considérés. Cette seconde fracture au niveau du mouvement communiste international ne fut pas sans conséquence sur les luttes des mouvements de libération nationale qualifiés souvent de petits-bourgeois par les staliniens. Prosoviétiques, prochinois, plus tard pro-albanais s’affrontaient durement lors des congrès de l’AESMF (Association des Étudiants et Stagiaires Maliens en France) que tu as souvent dirigée. D’autres débats théoriques musclés y avaient cours entre partisans du «syndicalisme révolutionnaire» et ceux du «syndicalisme corporatiste».
En fait, les préoccupations nationales y semblaient être reléguées au second plan. Les batailles se menaient à coups de citations de Marx, Engels, Lénine, Staline, Mao Tse Toung, Enver Hodja et autres. C’était cela l’ambiance de l’époque.
Le coup d’Etat de 1968 contre le régime de Modibo Keita et l’avènement de la dictature sanguinaire de Moussa Traoré, permit de réaliser une unité momentanée des forces de progrès. C’est durant cette période que s’est construite véritablement l’histoire de «Sanfin». Dakar allait lui servir de tremplin de diffusion à côté du «Bulletin du Peuple» autre journal d’opposition édité et diffusé par Mohamed Lamine Gakou, collaborateur de l’économiste franco-égyptien Samir Amin, auteur du premier plan quinquennal malien sous Modibo Kéita.
Diffuser ou simplement lire ces deux (02) journaux clandestins pouvaient facilement conduire en prison. J’en fis l’expérience avec d’autres camarades syndicalistes de l’École Normale Supérieure, accusés à tort de les avoir introduits et reproduits pour diffusion dans le pays. Cela nous coûta de longs séjours en prison, Yoro Diakité, Many Camara, Mohamed Tounkara et moi, dirigeants syndicaux de premier plan de l’enseignement supérieur à l’époque. Ce ne fut pas la seule fois où il nous a fallu affronter les détentions et mutations arbitraires voire la radiation de la fonction publique. Le Style de «Sanfin» était symptomatique de la dénonciation sans concession aucune du régime de dictature militaire de Moussa Traoré.
Cette expérience nous rapprocha davantage malgré nos différences d’appréciation. Nous étions, avant tout, dans une même tranchée de fraternité de combat.
Je me rappelle également d’un de tes séjours clandestins au Mali, où tu eus un accident de circulation à Médina-Coura. Un gamin sortit en courant d’une concession, traversa la rue au moment où tu passais au volant d’une voiture. Blessé, nous en avions pris soin rapidement et apaisé les parents. Il fallut te substituer un autre conducteur du véhicule incriminé puis organiser rapidement ta sortie discrète du pays avec le concours de camarades cheminots de la Régie des Chemins de fer du Mali, en te faisant passer pour un employé du restaurant à bord du train express Bamako-Dakar. Une fois la frontière passée, la tension diminua. Mais ce n’est qu’une fois arrivé en France, que nous fûmes rassurés.
Bien d’autres circonstances nous rapprochèrent davantage, même si formellement, je n’ai jamais été membre de «Sanfin». Nous avons, tous les deux, fait notre apprentissage du militantisme politique au sein du Parti Malien du Travail (PMT), parti clandestin né du Parti Africain de l’Indépendance (PAI). Les divergences et crises successives au sein du PMT, les réalités du terrain de luttes au Mali, ont façonné et différencié nos itinéraires. Ma formation universitaire philosophique m’a permis d’affiner mes analyses, de nuancer certaines certitudes. Mes lectures d’Amilcar Cabral, de sa façon d’appréhender les réalités africaines, sa maîtrise de l’instrument d’analyse marxiste appliqué aux vécus de la lutte de libération nationale en Guinée-Bissau et aux Iles du Cap-Vert m’ont définitivement guéri du dogmatisme théorique et du sectarisme. En fait, je n’ai jamais été un doctrinaire. Mon vécu militant et ma formation théorique ont largement éclairé ma perception des choses et affiné mes choix tactiques.
Mais au-delà de nos divergences, j’ai toujours respecté la sincérité de ton engagement politique, la constance dans ton orientation idéologique, ta franchise et ton esprit de camaraderie. Nous partagions tant d’affinités, même si nous étions, des fois, divergents dans nos approches et analyses des évènements.
En faisant le bilan de la gauche malienne, il nous faut admettre que nous avons perdu beaucoup de camarades. Rares sont ceux restés fidèles à leurs convictions d’antan. Beaucoup d’anciens camarades qui se disaient marxistes-léninistes et même bolchéviques sont devenus des libéraux. Certains ont cru nécessaire de venir te rendre hommage lors de tes funérailles, après avoir foulé aux pieds les leçons de l’héritage que tu nous as laissé. En termes de bilan, le désastre est évident. Mais au-delà, ce qui donne un sens à ton combat, au nôtre, c’est ton exemplarité, la renonciation à tout gain personnel. Ton engagement était sans nuance voire sublime dans l’adversité.
En 1991, à la chute de la dictature, je t’avais proposé de rentrer et d’accepter un poste de conseiller quand j’étais encore ministre. Tu as refusé mon offre et parlé de régime «petit-bourgeois». Je n’en fus pas surpris. Quand tu t’es décidé à rentrer, j’ai proposé au Président élu, Alpha Oumar Konaré, d’intégrer certains camarades de lutte dans la fonction publique en leur proposant une reconstitution de carrière. Il n’a jamais fait le moindre pas vers cette direction surtout en ce qui concerne les camarades de gauche. Malgré tout, tu es rentré au pays en te contentant d’un gagne-pain qui n’était pas à la hauteur de tes mérites. Je me rappelle de nos rendez-vous d’échanges sur la situation nationale près de ton lieu de travail. Ton sort personnel ne fut jamais ta préoccupation. Tu as toujours pensé Pays et cela a toujours été ta boussole. Ton engagement patriotique était sans calcul et d’une exemplaire loyauté par rapport à ton peuple.
Après la chute d’Amadou Toumani Touré (ATT) et l’avènement du Capitaine Amadou Haya Sanogo, nos divergences d’analyse de la situation réapparurent. Pas question pour moi de soutenir des individus ou un régime sans accord préalable sur un projet politique précis, clair et cohérent. Ton basculement au côté de SADI (Solidarité africaine pour la démocratie et l’indépendance) et votre entêtement à soutenir mordicus à la tête de la Coordination des organisations patriotiques du Mali (COPAM), un Udpmiste notoire, opportuniste hors-pair, ne pouvait conduire qu’à une impasse mortelle. La suite des évènements a largement confirmé mes mises en garde. La visite rendue à Sanogo détenu alors à Sélingué et son refus de vous recevoir a dû vous désillusionner. Les alliances circonstancielles et souvent contre-nature ont toujours fini par conduire la gauche dans des impasses cruelles. La trahison de l’esprit du 26 mars 91 par ledit Mouvement démocratique en était un avant-goût. La gauche n’a, malheureusement, tiré aucune leçon des alliances contre nature, comme aujourd’hui avec l’impasse du Mouvement du 5 juin-rassemblement des forces patriotiques (M5-RFP) et EMK (Espoir Mali Kura), dénomination frauduleusement subtilisée à Aminata Dramane Traoré, malgré mes différents rappels.
Tu as commis, certes, des erreurs, comme tant d’autres. Mais tu t’es toujours trompé de bonne foi. Tu n’étais pas un opportuniste mais un vrai camarade de gauche, à la différence d’anciens camarades qui ont retourné leur veste.
Un de nos camarades de longue date aimait nous dire que les «communistes vieillissent mal. Ils finissent souvent leur carrière enrats de mosquée». Cela nous faisait rigoler. Mais il n’avait pas tout à fait tort. Tu n’en étais pas un, moi non plus. Un jour, en rendant visite à un de nos vieux amis «bolcheviks», il m’est arrivé de l’écouter discuter vivement avec un autre des hadiths du Prophète avec force de détails. Je leur ai rappelé alors l’observation faite à propos des «rats de mosquée». Marx a certainement vu juste en parlant de la «religion comme opium du peuple» surtout lorsqu’elle est importée du dehors et n’est point fécondée par l’héritage historique et culturel du peuple concerné. Aujourd’hui, beaucoup confondent islam et arabité et oublient qu’islam et christianisme ont été introduits par la force en violentant nos sociétés, leurs traditions et cultures. L’impérialisme que nous avons connu, ne fut pas seulement européen. Il a été aussi arabe et continue de l’être encore.
Il convient aussi de rappeler le rôle combien fécond joué dans les luttes de libération par les «théologies de la libération» en Amérique latine sous la bannière de «l’Eglise des pauvres» et par la «Révolution islamique» en Iran et aujourd’hui son rôle essentiel au sein de «l’Axe de la résistance» au Proche et Moyen Orient. Elle a su éviter le piège du sectarisme religieux en regroupant sous la bannière de la lutte anti-impérialiste des «brigades populaires» multiconfessionnelles. Il est réel que l’exploitation des ressources pétrolières et du gaz dans ces régions se fait au détriment des populations principalement chiites qui vivent dans ces zones avec la complicité des pétromonarchies du Golfe. La géopolitique du monde actuel éclaire bien des choses.
Ceux qui violentent, aujourd’hui, nos populations au nom d’un jihad importé ou prêchent un islam radicalisé, sont instrumentalisés par des forces de domination étrangère. Quand on observe la scène politique malienne, on est frappé par les postures opportunistes des leaders religieux, au service du capital financier des pétromonarchies du Golfe, alliés stratégiques de l’OTAN dans ses projets de déstabilisation de nos pays. La multiplicité exponentielle des associations religieuses, culturellement aliénées, la prolifération des partis politiques et des syndicats corporatistes uniquement soucieux de leur part de gâteau face à un pouvoir d’État déliquescent, la floraison des organisations dites de la société civile sans assise réelle, attestent du degré avancé de putréfaction de la prétendue démocratie malienne. L’échec des politiques d’ajustement structurel imposées des décennies durant et la généralisation des réformes politico-administratives liées à a décentralisation présentée comme le nec plus ultra de la démocratisation, ont largement fragilisé nos États au profit de groupes rebelles instrumentalisés du dehors et de féodalités locales qualifiées à tort de légitimités traditionnelles, conduisant nos pays au bord du chaos propice aux politiques prédatrices des multinationales occidentales.
La pensée communiste est et reste fondamentalement anti impérialiste et en même temps universaliste. Camarade Tabouré, tu as allumé ta part d’étoiles comme le disait Aragon. Et comme l’annonçait ton Journal «Sanfin», l’horizon est noir de la nuée qui finira par se transformer en ouragan de la colère des peuples contre l’oppression et la fourberie de ceux qui profitent du système mondial actuel pour imposer aux peuples un véritable parcours de larmes et de sang.
Mais, comme le disait Marx, il ne sert à rien de se lamenter. Les Communistes n’ont rien à craindre. Ils constituent l’avant-garde du monde nouveau à inventer.
«Hasta siempre», camarade TABOURÉ !
Pr Issa N’DIAYE
Juin 2022