Nous vous proposons in extenso la contribution présentée le 24 octobre 2010, à l’occasion d’une conférence organisée par l’Association des Témoins et Grands Témoins du Cinquantenaire du Mali, par le Doyen Dr Oumar Makalou, ex ministre, écrivain et homme politique. Cet exposé fut suivi d’un panel animé par Younoussi Touré, Abdoulaye Amadou Sy, Dotien Coulibaly, Seydou Badian Kouyaté et Amadou Seydou Traoré, en guise d’introduction à un débat sur le thème: « De la planification socialiste aux programmes d’ajustement structurels».
I – La vision politique
Après l’éclatement de la Fédération du Mali composée du Sénégal et su Soudan le Congrès Extraordinaire de l’Union Soudanaise RDA a proclamé le 22 septembre 1960 l’indépendance du Soudan sous le nom de la République du Mali, libre de tous engagements avec l’ancienne puissance colonisatrice. Le nouvel Etat souverain et son parti reçoivent du Congrès le mandat impératif
1- Au plan national
– De s’attaquer immédiatement et vigoureusement à la décolonisation économique;
– D’instituer un fondement des structures économiques nouvelles renversant et développant des circuits commerciaux dans le cadre d’une planification socialiste fondée sur les réalités africaines;
– D’user de tous les moyens pour implanter une infrastructure ferroviaire, routière, fluviale et aérienne conforme aux besoins du pays ;
– D’intensifier la production agricole pour augmenter les consommations intérieures et le potentiel de l’exploitation;
– D’user de tous les moyens pour l’implantation d’industries de transformation afin d’éviter des frais inutilement onéreux ;
– D’accentuer les recherches minières pour faire du Mali un Etat digne de l’Afrique moderne;
– De diriger et de contrôler efficacement l’économie du pays par l’Etat qui y prendra une part de plus en plus active, notamment dans la mise en place d’un Office national du Commerce Extérieur et l’intensification du secteur coopératif.
2- Au plan africain
Fidèle à sa ligne politique traditionnelle, l’Union Soudanaise RDA affirme une fois de plus sa solidarité avec tous les peuples africains. En conséquence le Congrès insiste sur la création avec les Etats frères d’un grand marché commun africain pouvant faire face avec efficacité à ceux des autres continents ;
– propose comme corollaire de ce marché commun, et cela pour la facilité des changes, la création d’une zone monétaire avec tous les peuples africains à quelque expression qu’ils appartiennent.
3. Au plan international
Conscient de la solidarité universelle des peuples, le Congrès opte pour une coopération économique générale ;
Invite le gouvernement du Mali à œuvrer en relation économique et commerciale avec tous les peuples sans exclusive aucune;
Ainsi le Congrès après avoir proclamé la souveraineté nationale et internationale de la République du Mali, a tracé d’une manière détaillée les grandes lignes de la politique économique et sociale à suivre, dans le cadre d’une planification socialiste, donc auto centrée.
II- La mise en œuvre de la vision politique
Les objectifs étant connus, il faut dégager les moyens de les atteindre.
Tout d’abord il convient de faire l’état des lieux, évaluer l’héritage de la colonisation et trouver en les identifiant les outils et les hommes qu’il faut pour répondre à l’attente de la Nation. Il faudra notamment préciser les institutions financières et bancaires mises en place, les entreprises et les sociétés d’Etat créées, la politique d’industrialisation et les différents plans de développement économique et social qui se sont succéder, leurs moyens de financement y compris le financement extérieur dans le cadre des accords bilatéraux ou internationaux.
Nos grands témoins sont là pour nous éclairer sur ces aspects. L’héritage colonial qui est la base de départ se présente comme suit :
De 1956 à 1959 (période de la loi Cadre) le Produit Intérieur Brut est passé de 73, 8 milliards de francs CFA à 66, 5 milliards. Les importations ont baissé de 18,9 milliards à 12,3 milliards de francs CFA, les exportations ont légèrement augmenté de 9,2 à 9,8 milliards CFA, l’investissement brut a baissé de 9,8 à 5,6 milliards.
D’après les comptes économiques de la République du Mali 1959 et les comptes économiques du Soudan 1956, cités par Tiégoué Ahmadou Ouattara, alors que notre pays s’achemine à l’époque de la loi Cadre, vers la préparation de son économie à la croissance, le revenu national monétaire diminue annuellement de 6% environ et avec lui le revenu par tête.
Dans l’ensemble le revenu national a baissé de 10% notamment dans l’agriculture et le commerce qui contribuent à la formation du revenu dans la proportion de 75%.
Cette baisse semble imputable à une baisse des prix plutôt qu’à la baisse de la production des biens.
Avec à l’époque 700 millions d’épargne nationale sur un revenu national brut de 66,5 milliards de CFA (propension moyenne d’epargne de 0,5 conjuguée avec l’insuffisante monétarisation de l’économie, constituent des facteurs de rigidité pour l’économie.
A ces rigidités il convient d’ajouter le facteur gout. Le consommateur a une préférence pour des produits importés de l’ancienne puissance coloniale et des pays de la zone franc.
Ainsi sur un total d’importation de 12,1milliards en 1959, 7,1 milliards proviennent de la France métropolitaine et 3,8 milliards de la zone franc, tandis que les exportations de l’ordre de 9,8 milliards sont placées pour 2, 6 milliards en France et 4,6milliards dans les pays de la zone franc.
Les exportations de 2,6 milliards ajoutées aux transferts autonomes de capitaux en provenance de la France (5,3milliards) ont servi à financer les importations en provenance de la France.
Compte tenu de cet héritage colonial les autorités maliennes ont commencé à exécuter le mandat du congrès de l’US-RDA. Elles se sont engagées dans des pourparlers bilatéraux avec la France et aussi dansles négociations multilatérales aux cotes des pays de la zone franc avec l’ancienne puissance coloniale.
Ayant mis en place un plan quadriennal en 1961 avec l’assistance d’une équipe d’experts dirigée par le Pr Jean Benard, le Mali a étudié toutes les possibilités d’indépendance monétaire en vue de financer les projets prévus par le plan quadriennal.
En 1962, le plan quinquennal a remplacé le plan quadriennal suite à la création de la monnaie malienne le 30 juin 1962.
De 105,4 milliards CFA les investissements sont ramenés à 78,2 milliards de Francs Maliens.
Objectifs globaux :
Des investissements projetés les responsables maliens attendent un accroissement du PIB (Y) de 53% sur la base de 1959, soit un taux de croissance annuelle de 8%, considéré à l’époque comme l’un des plus forts du monde.
Avec l’hypothèse d’un taux d’expansion démographique de 2% par an, pendant la période quinquennale, le taux d’investissement moyen (I) par rapport au PIB (Y) serait de 23% contre 6 à 9% en 1959.
Ce qui semble optimiste puisque certains économistes estiment que ce taux est nécessaire pour assurer le décollage économique.
Le rapport capital de production au coefficient de capital retenu est de 2,2% contre à l’époque:
1,7 pour le Sénégal ;
3,0 pour le Cameroun ;
2,8 pour le Niger ;
3,0 pour la haute Volta (Burkina Faso).
Ces investissements sont uniquement ceux à base monétaire ou des investissements humains quantifiables. En tenant compte des investissements traditionnels (construction d’habitations, travaux dans les champs),
il a été calculé que le coefficient serait de 4,3 pour l’ensemble des pays africains francophones.
Le plan prévoit également la réduction du déficit de la balance commerciale du Mali de 6,6 milliards en 1959 à 1,5 milliards en 1964. Cela suppose une couverture des importations par les exportations de l’ordre de 95%.
Objectifs sectoriels :
Ils donnent la priorité aux secteurs visés par la résolution économique du Congrès US-RDA de 1960. Alors que les objectifs globaux sont fixés sur la base de la cohérence technique, les objectifs sectoriels répondent aux impératifs politiques.
Ainsi au lieu que la priorité soit donnée à l’agriculture (office du Niger, extension, équipements etc des petites fermes, conservation du sol et reforestation, l’eau pour le bétail et autres cheptel). Ce secteur représente 25,6% des investissements prévus tandis que les infrastructures (chemin de fer, routes, camions et bus, avions, navigation sur le Niger, la poste, le téléphone et le télégraphe) constituent 48,6% des investissements.
Le secteur social et administratif (éducation, santé, urbanisation, bien être social et administration) représente 11, 5%.
Les industries manufacturées 6,25%
L’énergie hydraulique 6,25%
La recherche minière 1,7%.
En résumé, sur les objectifs du plan quinquennal fixés pour répondre aux impératifs techniques et politiques et surtout la sauvegarde de la valeur de la nouvelle monnaie malienne, conduisant à l’expansion des agrégats économiques d’une manière plutôt exponentielle.
L’excédent commercial visé de 4,8 milliards CFA est la condition du maintien de la valeur du franc malien nouvellement créé. C’est un objectif impérieux, mais a-t-on les moyens de l’atteindre?
Déduction faites des 10,8 milliards d’investissements sur la période 1961-1962, déjà écoulée avec la révision du plan quadriennal, il reste à financer 78,2 milliards CFA prévus dans le nouveau plan quinquennal 67,4 milliards CFA d’investissements.
Deux types de financement sont possibles :
-Les moyens de financement public
-Les moyens de financement privé
Les planificateurs ont à priori exclu ce deuxième mode de financement malgré l’existence d’une loi de Conventionnement au code des investissements qui accorde des avantages fiscaux, et de rapatriement des devises en régime commun et régime particulier aux investisseurs privés.
Donc étant prévu d’avoir recours aux moyens de financement public qui viennent de l’extérieur ou de l’intérieur du Mali.
Financement Extérieur :– 38,7 milliards
Comprenant dons et prêts 36,7.
Crédits commerciaux 1,0
Financement interne : 29,0 milliards
Dotation du budget d’équipement
et prêts du Trésor : 11,0
Autofinancement des sociétés d’Etat : 1,3
Capital et prêt de la banque de la République du Mali : 13,3
Autres sources de financement : 3,4
Résultats globaux
Avec les objectifs et les moyens de financement identifiés, quels ont été les résultats du plan quinquennal? Bien que le plan soit arrivé à son terme en 1966, ses effets induits ont continué pendant la période qui a suivi le coup d’Etat militaire du 19 novembre 1968. Un plan triennal a été élaboré, en tenant compte des acquis du plan quinquennal de 1962-1966.
Les résultats seront donc mesurés en deux sous-périodes :
-1959 – 1966
-1966 – 1970.
Résultats économiques
Sous-période 1959 – 1966
Les comptes économiques indiquent que le PIB est passé de 66,5 à 104 milliards de francs maliens, soit un accroissement de 8% correspondant au taux prévu par le plan.
-Le taux de croissance démographique a atteint 2,1% contre 2% prévu.
-Le taux de consommation a atteint 92%, puisque le taux d’investissement (ou d’épargne) moyen par rapport au PIB a été de 8% contre 23% prévu.
Les calculs utilisant la formule
Y= C+I (ou S) donnent un écart défavorable de 6,98 milliards.
Cependant le revenu par tête d’habitant est passé de 16 200FM à 20 000FM soit un accroissement de 20% ou plus exactement de 18% si l’on tient compte du taux de la croissance démographique. Ainsi au cours de la période d’exécution du plan, un relèvement du PIB de 2% a pu provoquer une hausse du revenu par tête de 5%.
Sous-période de 1966 – 1970
Le PIB est passé de 104 milliards à 148,5 milliards, soit 42% d’augmentation, avec un taux de croissance annuel de 10,5% légèrement superieur au 8% de la sous période 1959-1966.
Mais il y a une sérieuse modification dans la structure du PIB et aussi dans son affectation. Le secteur tertiaire n’a pratiquement pas évolué. Le secondaire a enregistré une progression de 4% et le primaire (secteur prioritaire) une régression de 5%.
L’affection du PIB donne un taux de consommation de 90% et un taux d’investissement (épargne) de 10%, donc une structure plus favorable à la croissance économique jusqu’en 1966.
Quid des résultats financiers ?
La sous-période de 1960 – 1966
Pendant cette période les finances publiques sont chroniquement déficitaires des dépenses publiques qu’elles soient de consommation ou d’investissement sont financées sans tenir compte des ressources réelles ni des capacités d’absorption de l’économie.
Le budget et la monnaie
Pendant cette période deux Ministres gèrent deux budgets concomitamment : le Ministre des Finances sur les dépenses de fonctionnement et le Ministre du Plan pour le budget d’investissement.
La nature de certaines dépenses de fonctionnement est ambigüe. Cela pose le problème d’attribution au Ministère idoine. Egalement la création de la monnaie malienne et la création d’un super ministère chargé du Plan et de la coordination des affaires économiques et financières, assumant la tutelle de la Banque de la République du Mali (BRM), l’Institut d’émission il y a confusion de rôle entre le Ministre ordonnateur des dépenses d’investissements et celui de payeur assuré par les services de sa tutelle.
Il y a là un problème institutionnel qui a pu créer en certaines circonstances un peu de confusion, à savoir si les dépenses classées dans les investissements et d’autres dans les équipements sont financées sur ressources budgétaires par le Ministre des finances ou par le Ministre du plan quand elles sont financés par les Sociétés et les Entreprises d’Etat ou par une aide extérieure.
a) L’exécution du budget de fonctionnement de 1961 à 1966 donne les résultats suivants en milliards de francs maliens :
L’exécution du budget d’investissement
Sur un financement total de 47 milliards, les ressources internes constituent 10,5 milliards soit de l’ordre de 25%.
De 1961 à 1965-66, la dépense moyenne annuelle s’est élevée à 24,7milliards.
Le déficit global sur la période s’élève à 47,5milliards.
Ce déficit semble avoir été financé par les avances bancaires.
Les statistiques monétaires de l’époque indiquent une avance de l’institut d’émission soit sous forme de crédit dû à l’Etat (16,1milliards) ou par créances sur les sociétés d’Etat (21,0 milliards), car les crédits en économie sont constitués presqu’en totalité par ceux des entreprises et sociétés d’Etat et aussi par l’épuisement des réserves extérieures des 11,0milliards.
Cette expansion de crédit a fait subir à la masse monétaire une augmentation de 170% à la fin du bilan.
2) L’évolution de la balance des paiements
L’expansion du crédit intérieur a négativement affecté le solde net des avoirs extérieurs et la balance commerciale dont le déficit d’exécution est passé d’une prévision de 4,8mds (1959-1967) à -12,4 mds avec moyenne annuelle de 7,4 mds pendant la période 1962-1966. Le déficit cumulé de la balance des Paiements extérieurs, en réalité le montant cumulé de l’aide extérieure nette atteint en 1965 /66 le chiffre de 17 milliards de francs.
Les prévisions du plan sont loin d’être atteintes, la monnaie se trouve gravement dépréciée.
B)Sous-période 1966 – 1970
Le budget et la monnaie
La fin théorique du plan amène la disparition de l’autonomie du budget d’investissement. L’évolution budgétaire des quatre années 1966/67 à 1970 montre un budget moyen annuel de 20,1 milliards en dépenses et de 16,5 milliards en recettes se soldant par un déficit de 3,3 milliards supérieur à celui de la période précédente.
La situation monétaire montre que les avances à l’Etat, après avoir atteint un plafond de 48,7 milliards en 1968 commencent à se stabiliser autour de 40 milliards tandis que le crédit à l’économie dont le niveau le plus haut se trouve contraire en 1968, amorce des hausses sensibles d’une année sur l’autre.
Dr Oumar Makalou