- Une décision aussi importante qui engage les pays dans la durée a été prise par trois gouvernements qui sont issus d’un coup de force et dont la légitimité est de fait fort limitée. Pas de débats même au sein des organes législatifs de transition existants au Mali et au Burkina Faso. Les dirigeants qui s’expriment au nom des populations n’ont pas jugé utile de consulter ou même de faire semblant de les consulter, dans leur diversité.
- Les chefs d’État et de gouvernement de la CEDEAO- qui sont issus des processus politiques internes de leurs pays, plus ou moins démocratiques, plutôt moins que plus, portent une lourde responsabilité dans l’affaiblissement de l’organisation régionale et dans la montée de son impopularité au sein des populations de la communauté. Les pires erreurs ont été sans doute été la menace de l’intervention militaire au Niger avec une décision officielle d’activation de la force en attente et les sanctions économiques extrêmement sévères contre le pays dont les indicateurs de développement humain sont les plus faibles de la région.
Ces décisions et une communication qui a ignoré l’état des opinions dans les pays du Sahel ainsi que les conditions politiques qui ont favorisé la prise de pouvoir des militaires, ont été incroyablement contre-productives. Nous avons alerté en vain depuis deux ans les décideurs de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) sur la nécessité d’une approche plus subtile, plus diplomatique et plus attentive aux conditions économiques et sociales des populations des pays sahéliens.
Le retrait de la CEDEAO pour le moment ne s’accompagne pas d’une annonce de retrait de l’Union économique et monétaire de l’Afrique de l’Ouest, UEMOA dont le niveau d’intégration est beaucoup plus élevé que celui de la CEDEAO. Les huit pays membres de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) ont en partage une monnaie commune, le franc CFA, impopulaire mais toujours bien réel, et dont on ne pourra se débarrasser que lorsqu’on aura construit une alternative crédible, préparée pendant plusieurs années.
Un retrait de l’UEMOA, qui serait pourtant plus cohérent avec le rejet de l’influence française sur les affaires ouest-africaines, aurait des conséquences économiques, financières et politiques considérables pour les trois pays et pour les autres. C’est tout le système financier intégré au niveau de l’UEMOA, qui serait bouleversé.
Le fait est que des communiqués même coordonnés ne suffisent pas à créer une nouvelle monnaie commune aux trois pays de l’Alliance des États du Sahel, ou des monnaies nationales pour chacun des pays. Et le fait pour l’AES d’avoir en son sein au moins deux grands producteurs d’or en Afrique ne suffit point à créer une monnaie et un système financier et monétaire crédibles, en particulier dans un contexte de crise sécuritaire grave et de fragilités économiques structurelles.
Les bénéfices politiques immédiats pour les pouvoirs de Bamako, Ouagadougou et Niamey sont évidents et il faut reconnaître qu’ils maîtrisent parfaitement l’art de la diversion. L’annonce du retrait occupe et occupera les esprits pendant des semaines et des mois, pendant que les pratiques répressives des gouvernements se durcissent, en particulier au Burkina Faso, où plus personne n’est à l’abri d’un enlèvement hors procédure judiciaire, et pendant que la discussion sur la fin des transitions disparaît du débat public.
Et bien sûr cela distrait aussi des difficultés économiques graves de ces pays, comme l’accès réduit à l’électricité au Mali depuis quelques mois, par exemple, qui nuit gravement aux activités économiques dans tous les secteurs. Il n’est pas certain que le sentiment légitime de fierté nationale suffira indéfiniment à compenser l’impact de la dégradation des conditions de vie des populations. Mais ce type de décision permet de gagner du temps.
Les implications de l’annonce du retrait de la CEDEAO pour la libre circulation des personnes et des biens ne sont pas en réalité l’enjeu le plus important de cette décision. D’une part parce que le retrait ne saurait être «sans délai» comme annoncé dans le communiqué historique des trois pays. Les textes de la CEDEAO prévoient un délai d’un an entre la notification formelle et le retrait effectif d’un pays de l’organisation.
D’autre part, parce que l’appartenance à l’UEMOA préserve les piliers de l’intégration dans l’espace des huit pays membres de l’UEMOA. Ce sont les relations avec les sept autres pays de la CEDEAO non membres de l’UEMOA (Cap-Vert, Gambie, Ghana, Guinée, Liberia, Nigéria, Sierra Leone) qui devraient être affectées après le retrait effectif.
Au-delà des calculs «coûts et bénéfices» pour les trois (03) pays sahéliens et pour les autres pays de la CEDEAO, l’enjeu de loin le plus important est celui de l’avenir de l’intégration régionale ambitieuse incarnée par la CEDEAO depuis sa création en 1975. Il ne s’agit pas seulement d’intégration commerciale et économique mais de construction d’un bloc régional qui pourrait défendre collectivement les intérêts de ses populations dans la durée et représenter un pôle économique, diplomatique, sécuritaire, humain et scientifique influent à l’échelle du continent et dans les relations avec le reste du monde.
Avec en son sein le poids lourd démographique qu’est le Nigeria, des pays avec des populations extrêmement jeunes, une fabuleuse diversité culturelle et des ressources naturelles d’importance stratégique, une Afrique de l’Ouest intégrée peut tout à fait avoir de l’ambition. Dans le monde actuel, et dans celui qui se dessine, et partant de la réalité des faiblesses criardes des États pris isolément, c’est la fragmentation institutionnelle de la région qui est une menace majeure aux perspectives de paix, de sécurité et de progrès partagé.
Voulons-nous vraiment faire de notre région un terrain de confrontation violente par procuration des puissances grandes, moyennes et petites les plus antagonistes, soutenant chacune militairement des dirigeants amis qui n’auraient par ailleurs plus besoin d’une quelconque légitimité interne?
C’est le moment ou jamais pour tous ceux qui sont proches des cercles du pouvoir dans les pays d’Afrique de l’Ouest de leur faire prendre la mesure des risques d’une déstabilisation encore plus grave et généralisée de la région au cours des prochaines années.