Pour en finir avec le franc CFA en Afrique ?

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Le franc CFA a été créé en 1945 et concerne quinze pays africains.
Le franc CFA a été créé en 1945 et concerne quinze pays africains. © Getty Images/Bloomberg / Contributeur

Créé le 25 décembre 1945 par le gouvernement français d’alors, le franc CFA (Colonies Françaises d’Afrique) cristallise ces dernières années les débats économiques et politiques des pays africains qui continuent d’utiliser cette monnaie qui est, à juste titre, perçue comme une des vestiges de la colonisation française en Afrique. Le dernier événement qui témoigne de la vivacité des dénonciations du franc CFA est l’arrestation, le jugement (3 mois de prison avec sursis) puis l’expulsion du panafricaniste franco-béninois, Kémi Séba, vers la France pour avoir brûlé un billet de 5000 F CFA le 19 août 2017 lors d’une manifestation contre la Françafrique à Dakar, capitale sénégalaise. Le but de cette contribution est de prendre part au débat en vue d’amplifier la compréhension des mécanismes du système franc CFA par une masse critique de citoyens africains qui sont les premiers concernés. Ce travail d’explication et de conscientisation des peuples est pris à bras le corps par l’éminent professeur d’économie, l’Ivoirien Nicolas Agbohou, qui a fait de la lutte pour briser les chaines du franc CFA au tour du cou de l’Afrique son cheval de bataille. Ce dernier assimile même le système franc CFA à du nazisme monétaire (c’est-à-dire la reproduction du même système monétaire appliqué à la France sous occupation nazie) dont il faut impérativement se débarrasser si nous voulons réellement le développement de l’Afrique.

Car, malgré le fait qu’il s’agit d’une question monétaire, donc, économique, il ne faut pas perdre de vue l’aspect politique de la chose. Ainsi, pour pousser les dirigeants africains à engager une dynamique de rupture avec le système franc CFA, il faut absolument qu’une masse critique de citoyens africains soit au fait. Si je suis d’avis avec Marcel Mauss que la « monnaie n’est nullement un fait matériel et physique, c’est essentiellement un fait social […] », il faudrait que ce fait social bénéficie d’une prise en charge politique à la hauteur des aspirations des peuples d’Afrique. Car, comme nous l’a si justement dit l’ancien premier ministre français, Edouard Balladur, « la monnaie n’est pas un sujet technique, mais politique, qui touche à la souveraineté et à l’indépendance des nations. » D’où la nécessité de créer les conditions d’une situation de bottom up avec une masse critique bien informée. C’est pourquoi, je ne suis pas de ceux qui essaient de disqualifier certains discours sur le franc CFA sous prétexte que leurs auteurs ne sont pas des spécialistes de la question. Pourtant, les non spécialistes sont aussi des acteurs dotés de raison, d’intelligence et de sens critique. Ils peuvent également s’abreuvoir aux sources économiques et comprendre les enjeux de développement liés au franc CFA. Je suis pour qu’on libère davantage la parole au service d’un débat contradictoire bénéfique pour la communauté. A ce titre, je salue le remarquable ouvrage rédigé sous la direction de Kako Nubukpo et al pour Sortir l’Afrique de la servitude monétaire. Composés d’économistes, d’historien, de sociologue et de philosophe, les différents auteurs ont mis à nu les mécanismes du système franc CFA en essayant de répondre à la question suivante : à qui profite le franc CFA ? D’après eux, selon l’état actuel des choses, le franc CFA ne profite, en tout cas, nullement aux pays de la zone franc. Au contraire, l’émergence de ces pays est plombée par le franc CFA d’où la nécessité, pour eux, d’« émerger du franc CFA » pour construire des alternatives plus globales pour faire face au capitalisme mondialisé, au-delà de la seule question du franc CFA.

Enregistré auprès du Fonds Monétaire International (FMI) le 26 décembre 1945, le franc des Colonies Françaises d’Afrique est devenu le franc de la Communauté Française d’Afrique puis le franc de la Communauté Financière d’Afrique (pour l’espace de l’Union Monétaire Ouest Africain-UMOA-devenue économique par la suite et qui compte 8 pays dont le Sénégal, le Mali, le Niger, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, la Guinée-Bissau, le Togo et le Bénin) et le franc de la Coopération Financière en Afrique Centrale (pour l’espace de l’Union Monétaire de l’Afrique Centrale-UMAC-devenue également économique et qui compte 6 pays dont le Cameroun, la Centrafrique, le Congo, le Gabon, le Tchad et la Guinée Equatoriale) après les indépendances formelles africaines. On aura remarqué qu’il y a eu uniquement un changement de contenant et non de contenu. En termes de marketing commercial, on dirait que l’emballage du produit franc CFA est embelli pour mieux appâter le client africain. C’est pourquoi il faut aller au-delà du packaging pour évaluer le produit.

Présentée comme une monnaie qui appartient aux Africains, le franc CFA est, en réalité, placé sous la tutelle du Trésor public français qui s’est engagé à garantir, de manière illimitée, nous dit-on, sa convertibilité en franc français puis en euro et la fixité de son taux de change. Pour assurer cette convertibilité, les pays africains de la zone franc doivent déposer au moins 50% de leurs devises ou réserves de change sur un compte d’opérations au niveau du Trésor public français. Pour être plus clair, si le Sénégal exporte et vend de l’arachide aux Etats-Unis en dollar (devise ou réserve de change pour le Sénégal), il est obligé de déposer 50% de la somme encaissée au Trésor public français. Soulignons qu’aussi longtemps que les 50% des réserves de change africaines seront déposés au Trésor public français, le franc CFA sera toujours convertible. Donc, ce sont les Africains eux-mêmes qui garantissent finalement la convertibilité du franc FCA.

L’instauration, en octobre 1948, d’un taux de change fixe aurait été inspirée par la volonté de se prémunir contre les mouvements de spéculation monétaire, de prévenir les dépréciations et les appréciations compétitives, de réduire l’incertitude et les coûts de transaction sur le marché financier et surtout de combattre l’inflation. Ces mécanismes sont complétés par le principe de la libre transférabilité des profits et des capitaux des entreprises françaises exerçant dans la zone franc.

Plusieurs travaux d’économistes ont montré que ce mécanisme bloque le développement industriel de ces pays par manque de financement de l’économie. De 3600 milliards de francs CFA en 2005, les réserves des pays africains déposées dans le fameux compte d’opérations sont passées à 13000 milliards de francs CFA en 2015. Cela combiné au libre transfert de capitaux des entreprises françaises qui dominent souvent les économies des ex-colonies françaises (Elf, Total, Orange, Areva, Groupe Bolloré, Société générale, etc.), cette situation n’encourage guère l’industrialisation et l’interdépendance entre les pays de la zone franc. Qui plus est, l’interdépendance économique est entravée par la non convertibilité des francs CFA. En effet, « depuis la dévaluation de 1994, les francs CFA des zones UEMOA et CEMAC ne sont plus convertibles entre eux par un taux de change fixe et les flux de capitaux entre les deux zones sont soumis à des restrictions… ». Ainsi, on peut comprendre aisément que le taux des échanges entre pays de l’UEMOA ne dépasse guère les 15% alors qu’il se situe à 60% dans l’Union européenne.

Par ailleurs, l’arrimage du franc CFA à l’euro peut, en cas d’euro fort, agir comme une taxe à l’exportation et une subvention à l’importation. D’une part, les produits africains subiront une perte de compétitivité, d’autre part, l’équilibre de la balance commerciale sera difficile à établir à cause des importations massives à bas prix. Les pays de la zone franc sont ainsi privés de cet outil économique qu’est la gestion de la monnaie pour stimuler leur développement. Pourtant, la France, de 1945 à 1948, période pendant laquelle elle a connu une perte de compétitivité, a dévalué sa monnaie de 15% en octobre 1948 et réévaluer le franc CFA de 15%. Pour leur développement industriel, les pays asiatiques (la Chine en particulier) se servent de l’outil monétaire à chaque fois que de besoin est pour soutenir leur essor économique à tel point qu’ils sont surnommés les « tigres ou dragons » économiques. Cette privation de l’outil monétaire est encore plus visible dans l’UEMOA, depuis 2010, où le Conseil des ministres de l’économie de cet espace ne définit plus la politique monétaire mais un Comité de politique monétaire où siège la France avec une voix délibérative (d’aucuns disent même avec un droit de véto) pendant que le président de la Commission de l’UEMOA siège avec une voix consultative. Cherchez l’erreur ! L’une des critiques faites au système franc CFA est le clonage de la politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) par les Banques centrales des pays de la zone franc qui l’appliquent en Afrique sans une adaptation aux réalités économiques du continent. Ce qui fait qu’au lieu de soutenir l’investissement et la croissance en activant d’autres outils de politique monétaire comme le taux de change, le taux d’intérêt, l’octroi de liquidités, elles sont mobilisées pour le combat contre l’inflation et pour le maintien de la parité fixe entre le franc CFA et l’euro.

Peut-on être conscient de ce système franc CFA et s’en contenter ? Vu l’ampleur des besoins de financement des économies africaines pour résorber le chômage des jeunes qui partent à l’aventure vers le mirage européen, la réponse est de mettre en place un autre système beaucoup plus en phase avec les attentes de l’Afrique. Curieusement, les Chefs d’Etat africains sont partagés entre le maintien du franc CFA (le président ivoirien dit que « l’expérience a prouvé que le franc CFA est une bonne chose ») mais avec des réformes (président togolais), le statu quo (président gabonais), le doute et la réserve mais certains se déclarent franchement contre. Le président tchadien, Idriss Déby Itno s’est fait remarquer avec ses déclarations osées et justes : « …le moment est venu de couper un cordon qui empêche l’Afrique de décoller ». Cette position ressemble à celle du président guinéen, Alpha Condé, qui a, lui aussi, appelé ses pairs africains à couper le cordon ombilical entre la France et l’Afrique pour le bien de tous. Face à ces positions tranchées, le président sénégalais, Macky Sall, prône la prudence pour avancer de manière scientifique en disant qu’« …il est bon que les universitaires qui maîtrisent cette matière montrent par leurs connaissances quels sont les véritables enjeux » liés à la question du franc CFA. Pourtant, des travaux d’économistes sérieux et reconnus ont étudié la question.

Du côté de la France, les présidents Hollande et Macron sont disposés à entendre les propositions, en tout cas dans les discours pour le moment. Mais, les autorités françaises ont toujours renvoyé la balle monétaire dans le camp politique des leaders africains en soutenant que c’est aux Africains de décider la continuité ou la rupture avec le franc CFA. Alors, pourquoi diable, nos dirigeants ne saisissent pas la balle au rebond c’est-à-dire prendre les autorités françaises aux mots ? L’élite dirigeante profite-t-elle du franc CFA au détriment de son peuple, pour répondre à la question posée par Kako Nubukpo et autres économistes ?  Faut-il que l’onde de choc vienne de la base ? Pour cela, une vaste campagne de conscientisation des masses populaires est un devoir pour chaque citoyen (africain). Cette contribution s’inscrit amplement dans cette démarche.

Pour finir, au moment où j’écrivais ces quelques lignes, de jeunes Africains sont vendus comme des esclaves en Libye parce qu’ils cherchent un avenir meilleur. Il va de soi que je condamne, que je m’insurge contre cette pratique odieuse, scandaleuse et indigne d’une civilisation qui se dit humaine. Quelle régression de la conscience humaine ! Pour mettre un terme à l’esclavage monétaire qui contribue à créer les conditions d’une nouvelle traite négrière au XXIe siècle, l’une des solutions consiste à résoudre cette question du franc CFA. Car aussi bien en économie qu’en environnement,« tout est lié », comme l’a si bien constaté le pape François, dans son encyclique, Laudato si’ (Loué sois-tu), parue en juin 2015, où il prône « l’écologie intégrale ». A ce titre, il convient de saluer le projet d’une nouvelle monnaie (Cauri) dans l’UEMOA à partir de janvier 2022 même si, là encore, 10% des réserves seront toujours déposés au Trésor public français. Quant à l’espace CEDEAO, plus vaste, l’idée d’une monnaie unique a été émise depuis 1983. Les premières ébauches datent de 1987. La mise en circulation de la nouvelle monnaie unique aurait été prévue pour 2020 mais elle sera probablement reportée pour diverses raisons si ce n’est pas déjà fait.

Sidy TOUNKARA
Docteur en Sociologie de l’environnement

Master en Gestion sociale de l’environnement et Valorisation des ressources territoriales

Diplômé de l’Université de Toulouse et du Centre universitaire de formation et de recherche d’Albi

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