On a aussi appris que les dommages causés ont provoqué la colère des habitants des environs de l’altercation meurtrière entre le policier et le chauffeur. Au-delà d’un simple coup de gueule, ils sont allés à l’affrontement avec la police. Nourri du côté de la police de gaz lacrymogène et de coups de matraque et du côté des activistes de jets de pierres, l’installation de barricades. On nous a également rapporté que les hostilités entre la police et les habitants des environs se sont soldés à leur tour par des arrestations parmi ces derniers. On a appris qu’un chauffeur de Sotrama sifflé par un agent de police de la circulation routière a refusé d’obéir. Celui-ci est pourchassé par le policier qui finit par l’arrêter et rentre dans la cabine pour l’obliger à retourner.
Le chauffeur ne voulant pas obéir aux ordres, se dispute le volant avec le policier.
Le véhicule dérape et cause des dommages importants avant de finir sa course dans une concession familiale sans y faire de victimes. Une autre version nous apprend qu’il n’y a pas eu de pourchasse. Elle indique que le policier est allé demander au chauffeur de lui remettre son cahier de service. Celui-ci refuse de le lui remettre. Alors l’agent lui demande de se rendre ensemble à la fourrière. Le chauffeur demande aux clients déjà installés dans le véhicule de descendre. Ainsi, chose faite, le policier rentre dans la cabine et le chauffeur démarre mais refuse de faire le demi-tour pour aller à la fourrière. Alors, ils se disputent le volant, et le policier parvient à retirer la clé de la voiture. C’est en ce moment que la voiture dérape, tue un motocycliste et blesse grièvement son compagnon avant de terminer sa course dans une famille sans y faire de victime.
Dans cet article, on ne se contente pas de faire un simple reportage et donc de décrire seulement un événement insolite, mais on se propose d’apporter notre contribution à son intelligence. Nous pensons donc que le fait insolite rapporté est d’une signification politique d’une grande importance. On pense plus exactement que le fait insolite est travaillé par une double logique contradictoire. Il est porteur à la fois de la logique du pouvoir et de celle de la liberté. Dans le sens de la logique du pouvoir, on voit qu’il est travaillé à la fois par la logique de la désétatisation et de celle de la multiplication du pouvoir.
Il y a désétatisation parce que le fait insolite est travaillé par une logique d’incivisme et donc de violation d’Etat de droit.
L’incivisme est dans le refus du chauffeur d’obéir au sifflet de l’agent de police. Du même coup l’agent de police a violé, lui aussi, la loi en entrant disputer dans la cabine avec le chauffeur le volant de la voiture. On peut également dire dans le souci de préserver l’autorité du pouvoir et la concorde sociale qu’il y avait outrage à l’Etat de droit lorsque la population a tenté de venger non pas le chauffeur mais les victimes innocentes. Elle a failli à la loi parce que celle-ci ne donne le pouvoir à aucun citoyen de se rendre soi-même justice. La nostalgie du marxisme-léninisme pourrait vite nous pousser à voir en cela l’apologie du libéralisme. Il est tout à fait vrai que l’Etat de droit n’épuise pas la démocratie mais il en est tout de même tout au moins au commencement. Sans Etat de droit il n’y a pas de démocratie. Il existe certes une rupture de confiance entre gouvernants et gouvernés, une rupture, pour la plupart du temps, tout à fait justifiée, mais cela ne légitime pas du point de vue strictement juridique la violation de la loi parce qu’elle peut être fatale pour chacun de nous.
Ce fut en Août 2006, la mésaventure d’un professeur de philosophie luttant, à travers la marche, en faveur de la scolarisation des enfants de sa localité. Il a miraculeusement échappé à la mort dans le village de Wassala, où des paysans fatigués de vol de bétail, l’avaient pris pour cible alors qu’il était parti de Kayes à pied pour rallier Bamako dans le but de trouver des salles de classe et des enseignants pour l’école de son village. On peut donc penser que le droit est fait par et pour les seuls gouvernants. Mais en réalité, il est fait pour protéger n’importe qui. Heureusement pour le professeur de philosophie mais malheureusement pour les victimes de Garantibougou. On aurait pu éviter cette banalisation de la vie si l’Etat de droit avait été appliqué. L’absence d’Etat de droit entraîne la fragilisation du pouvoir mais elle est également à l’origine de la prolifération des pouvoirs. Pour le dire autrement, de ce qui précède, il ressort qu’à l’absence de l’Etat de droit, la puissance publique se désagrège ou perd tout au moins son influence. Cependant, on peut tout aussi y voir à l’inverse que le manque d’Etat de droit, loin d’affaiblir seulement le pouvoir politique, entraine tout aussi sa prolifération. Il est vrai que le fait insolite en se transformant en affrontement entre la population et la police pouvait prendre la forme d’une lutte politique et être préjudiciable au régime en place. Cependant l’absence de l’Etat de droit peut aussi être interprétée comme ce qui est à mesure de provoquer la déclinaison de l’autorité centrale en plusieurs autres autorités. Plus exactement dans le fait insolite, on se retrouve en face de plusieurs pouvoirs : le pouvoir du policier, celui du chauffeur et le pouvoir des habitants des environs. Désétatisation ou prolifération de pouvoirs, l’Etat a tout intérêt à prendre sa responsabilité. Il a intérêt à traiter ce dossier avec la plus grande rigueur au risque d’être son propre fossoyeur surtout quand on sait que dans le contexte de crise le moindre laxisme est susceptible d’activer les passions.
La mobilisation massive, spontanée indique qu’un simple fait insolite peut se mouvoir en révolution. De toute façon, elle semble nous suggérer non seulement ce que le philosophe français Etienne Tassin appelle sous le vocable de la « cosmopolitique des conflits » mais encore et surtout que la politique est imprévisible et donc tragique. C’est à ce niveau qu’intervient la logique de la liberté.
Affirmer le caractère cosmopolitique de la mobilisation populaire et spontanée pour les victimes de l’altercation entre le policier et le chauffeur peut paraître relever du remplissage. A première vue, une telle lecture est légitime parce que l’analyse précédente semble s’inscrire dans une logique où la politique est conçue à partir du souci du vivre-ensemble des citoyens et donc du souci de l’en-commun pour reprendre la formule de MBembé. Dans cette perspective, tout ce qui compromet ce souci est jugé être contre elle. On ne peut donc accéder à son sens cosmopolitique et donc à son souci pour la liberté qu’à la condition de voir la politique non dans l’activité soucieuse de la vie en commun des hommes mais à l’inverse dans leur action collective nourrie du seul principe de la liberté. Ceux qui se sont mobilisés pour les victimes de Garantibougou, malgré le jeu de Graz lacrymogène, le risque de se faire arrêter par la police ou de recevoir des coups de matraque, ont agi nom pas pour être libres mais au nom du fait qu’ils le sont déjà et peut être pour toujours. Cet agir au nom de la liberté se justifie par le fait qu’il n’existe probablement pas entre eux des liens affectifs mais encore et surtout parce qu’il n’en existe pas entre eux et les victimes. Il est vrai que la mobilisation n’a duré que quelques minutes tout au plus peut être une heure. C’est aussi vrai qu’elle a vite été étouffée dans l’œuf par la forte intervention de la police. Cependant elle semble nous enseigner que le pouvoir du peuple est plus dans son agir que dans sa volonté. Elle semble nous instruire que la politique n’est pas dans la quête du bonheur mais dans l’affirmation, la démonstration de notre liberté. Elle nous apprend également que le peuple n’est pas une entité métaphysique mais un collectif agissant non pas pour la satisfaction d’un besoin quelconque mais au nom du fait qu’il est libre. Elle semble nous inviter à redéfinir le sens de la citoyenneté et nous dire précisément que la citoyenneté, loin d’être dans l’appartenance à une nation, est dans l’action collective entreprise au nom de la liberté. Bref, il semble qu’elle est une invitation à distinguer la logique de la politique de celle du gouvernement que la modernité pour des fins inavouées ne cesse de confondre.
KEITA Bakabigny
Professeur de philosophie politique