n 2015, je ne suis pas passé par Lagos, mais le contraste aurait été forcément moins saisissant. A Ouagadougou, une grande part des films présentés dans la compétition des longs métrages ne cachent plus – arborent, même – leur parenté avec les codes des productions de Nollywood, qui ont depuis essaimé et muté sur tout le continent, et les fictions télévisées.
A l’origine les productions nigérianes étaient financées par des marchands de cassettes vidéo soucieux de récupérer leur investissement avant que les pirates ne copient leur produit. Les films étaient tournés en quelques jours pour une poignée de nairas et visaient à frapper violemment l’imagination du spectateur en mettant en scène l’immoralité des personnages, qui conduisait souvent au crime. Vinrent ensuite des films policiers, des films de guerre et des films fantastiques qui puisaient dans les traditions magiques de la région.
Sans avoir encore vu toute la sélection du Fespaco 2015, on peut estimer que la moitié des longs métrages présentés relèvent de ce lignage. Les autres sont souvent les films qui ont déjà été présentés à Cannes (Timbuktu d’Abderrahmane Sissako, Run, de Philippe Lacote, C’est eux les chiens, d’Hisham Lasri), Toronto (Des étoiles, de Diana Gaye) ou Marrakech (Fièvres, d’Hicham Ayouch) – des films qui aspirent à une place sur le marché mondial du cinéma d’auteur.
Missa Hébié, le réalisateur burkinabè de Cellule 512 aspire peut-être à une carrière internationale. Mais le désir premier qui sourd de chaque plan de son film est d’arracher une réaction à son public, ici, à Ouagadougou, et maintenant, en 2015. L’histoire d’Honorine, petite bourgeoise jetée dans une prison infernale après un accident de voiture, est faitz pour choquer, titiller, amuser. En ceci ce film, comme d’autres candidats à l’Etalon d’or de Yenenga, se rapproche du “cinéma d’exploitation” américain des années 1940 et 50, qui devait son nom à sa volonté d’exploiter à la fois les pulsions des spectateurs, les thèmes à scandales du moment et les failles de la censure.
On croisera, aux portes de la Cellule 512, un directeur de prison et un gardien sadiques et violeurs, un homme d’affaire qui sort des liasses de billets de 10 000 francs CFA dès qu’un obstacle administratif ou judiciaire se dresse sur son chemin, et – dans le camp adverse – un époux fidèle, un juge d’instruction incorruptible et – même – un syndicaliste épris de justice. La mise en scène recourt à des symboles frappants: lorsque le sort tourne enfin en faveur de la malheureuse héroïne, un trucage numérique rudimentaire déchire un ciel chargé d’orage pour laisser la place à l’azur et au soleil de l’espérance.
Des auteurs chevronnés prennent aussi en compte la mutation de la fiction filmée, comme Cheick Oumar Cissoko, le réalisateur malien de Guimba et de La Genèse, qui revient, après quinze ans d’absence (dont cinq passés au poste de ministre de la culture de son pays) avec Rapt à Bamako. Cette histoire fantaisiste (quoique…) met aux prises un groupe de très jeunes adolescents qui enquêtent sur les malversations d’un groupe de politiciens, et leur recours à des rituels sanglants pour assurer leur victoire électorale.
Le réalisateur refuse toute association à la fiction télévisée. Il préfère se référer à la tradition du koteba malien, théâtre villageois qui moquait les mœurs de la collectivité. Mais il reconnaît que, parmi les mutations du cinéma actuel (pendant son absence, l’art est passé au numérique) on trouve la priorité donnée au “souci d’amener le public à adhérer, par le rire, par les situations fortes ou par la violence”. Dans Rapt à Bamako, Cheick Oumar Cissoko a privilégié le premier moyen.
Entre le marteau et l’enclume, d’Amog Lemra vient d’un pays sans cinéma, presque sans images, le Congo-Brazzaville. A première vue, on pourrait croire à une sitcom classique. Un riche homme d’affaires trompe sa femme, une paroissienne écervelée se laisse mener par le bout du nez par un joli pasteur…
Peu à peu les situations dérapent, versent dans l’abjection: le patron licencie un employé pour séduire sa femme; le nouveau chômeur sombre dans le dégoût de soi au point de vomir en accomplissant son devoir conjugal; le pasteur enfreint tous les commandements toute en accomplissant chacun des sept péchés capitaux; une jeune fille est violée par son père adoptif.
De temps en temps, les fils de ces histoires sont interrompus par des plans montrant des enfants dans une salle de cinéma improvisée où l’on projette les turpitudes de leurs aînés, et la caméra s’arrête sur leurs regards impénétrables. Entre le marteau et l’enclume ressemble à un mélodrame moderne, qui ressasserait comme les autres la désintégration des liens familiaux et communautaires dans les grandes villes. On dirait aussi que le film raconte la mutation du reflet de ce phénomène, le passage d’un discours critique à la chronique.
En se fondant (ce qui n’est pas très scientifique) sur les réactions du public ouagalais aux projections de ces films cités, cette rhétorique du paroxysme, ces chocs visuels sont subis avec délices.
Le temps de ces séances, le fossé, si souvent déploré, entre le cinéma africain et son public semble comblé.
Clarisse N’JIKAM