Sahel : La frayeur des lionnes

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Mon Sahel, quand il était encore mien ! Je ne sais pas ce qui s’y passait avant. A part que les Anciens nous parlaient vaguement d’un certain « grand méchant monde » qui y a régné, dont la seule évocation nous faisait froid au dos.

Mon Sahel, quand il était encore mien ! Pourtant, il n’y a pas si longtemps que ça. A peine un demi-siècle. J’avais entre sept et huit ans. Il faut dire que je suis né dans les sillages de l’indépendance. « Il faisait un tel froid, ce jour-là ! ». C’est mon grand aîné qui parle, mon grand aîné qui avait huit ans de plus que moi. Le soleil au zénith, malgré, grelotait de froid en allant la vieille matrone. Et il me maudissait de n’avoir pas choisi un autre moment de l’année pour m’annoncer !

Le Sahel était un espace ouvert et sans frontière, ouvert aux partages, brassages, métissages. Des hommes comme des animaux. Un espace ouvert, géographique des savanes, des futaies, des fleuves, des rivières, des collines… Mais aussi des cultures, surtout des cultures et des langues et des us et coutumes de tous les peuples qui l’habitaient.

On guettait l’ombre des nuages dans le ciel grillé par le soleil quand c’était la saison des pluies. Aussitôt, après la saison des pluies et les moissons, on guettait l’arrivée des peuls éleveurs et leurs grandes vaches aux cornes de buffle. Le lait en abondance ! On accueillait les peuls  avec chants et danses. Ceux nous avions de zébus, trapus et courts sur pattes se mélangeaient  aux leurs, comme nous à eux : mariages, baptêmes, circoncision… On faisait la fête, chacun avec sa musique, ses chants et danses.

Et ma grand-mère peule, j’imaginais son bonheur. Et ma mère d’origine peule, j’imaginais tout son bonheur. On était pourtant des Bambara !

Une culture de plus était une richesse de plus ; une langue de plus était une richesse de plus. « Go, didi, tati… » J’ai appris à compter dans la langue peule, le fulfulde. J’ai même appris quelques  gros mots : « Dagni moussoulwalado mbarodi ki nyami !… », que le lion te dévore un jour ! », qu’on lançait aux génisses rétives qui se permettaient de sortir du troupeau.

Avec  mes petits camarades, on conduisait les bovidés dans les pâturages. Mon grand-père en possédait un grand nombre qu’il confiait aux peuls à l’approche de la saison des pluies, que les Peuls amenaient avec eux jusque dans le lointain Bakounou. Et dire que nous, on ne savait même pas où se situait le Bakounou !

Et les Peuls les ramenaient tout le troupeau à la fin de la saison des pluies, avec leurs nombreux veaux. C’était bien après notre indépendance. On pouvait naître et vivre pendant cinquante ans sans avoir vu de ses propres yeux une scène de mort violente, un homme ou une femme volontairement tués par d’autres. Ce qui se passait avant l’indépendance. Je n’en sais rien, à part que les Anciens nous parlaient souvent d’un grand méchant monde qui avait existé.

Quelques mois après le départ des peuls, c’était le tour des Maures. Ils arrivaient du « Sahili », le Sahara, je le saurai plus tard. Dans notre imaginaire, un désert de sable à l’infini.

Donc, les Maures venaient avec leurs grands dromadaires et bivouaquaient dans les faubourgs du village. Ils nous apportaient du sel. En échange, on leur donnait du mil, de l’arachide. « Gassaramaraki ! » C’est ce que j’ai retenu de leur langue, en plus de quelques bribes de leurs champs que nous crions avec leurs enfants. Eux, ils ne restaient pas longtemps, juste une ou deux semaines. Et quand ils s’en allaient, les Maures, on était tous tristes. Et, tout comme des Peuls, on se morfondait en attendant leur prochain retour.

J’avais entre sept et huit ans. A cet âge, on était encore humain et heureux de l’être. Et on était ouvert comme mon Sahel, quand il était mien, et ouvert à l’amour de la vie.

 

Le Sahel, la frayeur des lionnes !

La circoncision des jeunes garçons, – j’y reviens parce que c’est la fête qui m’a marquée le plus. Elle se faisait pendant la saison froide. Je ne l’aurais pas appelée froide, cette saison, si j’avais déjà voyagé dans le monde.

La date n’est pas fixée au hasard. Les Anciens l’ont cherchée et recherchée dans la position des étoiles : le jour, le mois et l’année. Comme chez tous les peuples de mon Sahel ardent où, entre l’âpreté du climat et l’adversité entre les communautés, il fallait savoir choisir !

Donc, elle se faisait la même année à travers tout le pays. Elle permettait de repartir tous les garçons par classe d’âge, effaçant ainsi les clivages ethniques, claniques, et même religieux.

Une semaine avant les épreuves, sur la place publique, les femmes et hommes se mélangeaient pour jouer du jidunu, le tambour d’eau. C’était tous les soirs, après le dîner. Les hommes jouaient des tam-tams. Les futurs circoncis dansaient au rythme du « prochain jeudi sera votre ‘enfer’ ! Les femmes chantaient, dansaient en exprimant leur joie d’être des mères des futurs jeunes adultes ».

La dernière soirée, les réjouissances se prolongeaient jusqu’à l’aube, et se terminaient en larmes à cause de  l’évocation des noms des mères disparues, et dont les fils faisaient partie des candidats à la circoncision. Ici la douleur de la parturition fusionne avec celle de la circoncision de leurs garçons, et devient ode à la vie, ode à la bravoure de ces mères disparues, et de toutes les mamans disparues du monde : « Jara néné jiginna», la froideur des lionnes. Et les mères défuntes se réveillent dans leur tombe, restent assises, anxieuses, inquiètes. Elles ne retrouvent leur sérénité et repos éternels qu’à la fin des épreuves…

La solidarité des lionnes du Sahel était scellée, scellée entre les tous êtres humains, et entre les êtres humains et la nature. On portait secours les uns aux autres, et ce n’était pas dans l’attente de récompense post-mortem, mais parce que les uns étaient les autres. L’humiliation et le malheur d’un seul étaient l’humiliation et le malheur de tous, la déchéance de toute l’humanité.

Mon Sahel, quand il m’appartenait !

Mais tout cela est désormais loin, loin derrière nous, avec le retour du grand méchant monde tant si craint par les Anciens.

 

Ousmane Diarra

 

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