Professeur Chérif Kéïta, héraut de la mémoire

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Le fils de Joseph, Lazare Ki Zerbo, chercheur et panafricaniste, est revenu sur la vocation du Comité. Créé pour diffuser et assurer le rayonnement de l’œuvre et des idées progressistes de Joseph Ki Zerbo, le Comité a estimé que tout ce qui touchait à l’ANC (Congrès national africain) entrait dans ses objectifs, puisque ce parti politique sud-africain fait partie du patrimoine de l’Afrique. En Afrique francophone, on n’en connaît pas souvent plus que Nelson Mandela et Thabo Mbeki, mais on sait que ce parti symbolise encore aujourd’hui la résistance africaine qui a traversé le XXème siècle jusqu’à la fin de l’apartheid en 1994.

Il était donc logique que le Comité Ki Zerbo accueille le Pr. Chérif Kéïta qui a permis d’exhumer la mémoire oubliée de Nokutela Mdima,  femme sud-africaine, non seulement épouse de John Dube, premier président de l’ANC, mais grande combattante, qui a aussi «planté les semences de la chorale zouloue moderne, et contribué à populariser la chanson Nkosi Sikelel’i Afrika, devenue l’hymne national sud africain». Lazare a précisé que cette projection s’intégrait dans une programmation sur l’Inde, ce qui embellissait encore la mémoire de Nokutela Mdima, puisqu’elle et son mari avaient été liés à Mahatma Gandhi qui avait vécu dans leur pays.

Le Pr. Cheick Mahamadou Chérif Kéïta est né à Bamako, il y a 62 ans. Il passe une partie de son enfance à une quarantaine de km de là, à Djoliba, le village natal de son cousin Salif Kéïta. Il revient à la capitale faire son lycée. C’est à Bruxelles qu’il part ensuite, grâce à une bourse malienne, pour étudier la traduction en français, anglais et russe. Après cinq années studieuses en Belgique, il obtient un poste d’assistant à l’Université de Géorgie (USA), ce qui lui permet de préparer et d’obtenir en 1985 un doctorat en langues romanes. On lui propose un poste de professeur d’université à Carleton College dans le Minnesota. Il y enseigne toujours.

Lors d’un retour au Mali, il rencontre et épouse Maïmona Touré, une Ivoirienne d’origine malienne. Il l’emmène vivre aux USA en 1985.  Leurs 4 enfants, 3 filles et un garçon, y sont nés. Ils sont tous bi-nationaux. Dans son département de français et d’études francophones, il est chargé de la littérature francophone et des Caraïbes, et est affilié à un programme d’études africaines et afro-américaines. Il fait également partie du département des médias et cinéma.  À Carleton College, il a développé un programme qui lui permet d’emmener, tous les deux ans, ses étudiants américains au Mali pour un séjour d’étude de deux mois et demi. C’est un autre programme, qui, en janvier 1999, l’a conduit en Afrique du Sud, avec 17 étudiants, pendant un mois.

Au départ, ce pays n’était pas dans son domaine d’intérêts. De la province du Cap, à Prétoria et Johannesburg, en passant par Durban dans la province du KwaZulu-Natal, ils étudient le théâtre, la poésie et les questions d’identité culturelle dans la nation arc-en-ciel.  Pr. Kéïta et ses étudiants visitent l’école libre d’Olhange, près de Durban.

Fondée en 1900 par John Dube et son épouse Nokutela, cette école était une exception et une grande victoire. Elle assurait la promotion des Noirs, alors que le pays était encore sous le régime colonial britannique. Mais le Pr. Kéïta prend conscience qu’on ne parle que de John Dube. Le rôle de Nokutela est totalement effacé de l’Histoire, passé aux oubliettes des luttes. Il entend que cet «oubli» est dû au fait que John Dube s’était éloigné de son épouse car ils n’avaient pas pu avoir d’enfants. Non, aux yeux du Pr. Kéïta, le combat de Nokutela a été gommé parce qu’elle était une femme. Nokutela est l’incarnation de la marginalisation de la femme. Il a fallu un an et demi au Pr. Kéïta pour retrouver la tombe anonyme de Nokutela. Il a ensuite suivi tous les fils possibles pour rencontrer les descendants des frères et cousins de cette grande combattante. La plupart ignoraient tout de leur ancêtre, et bien sûr n’avaient pas grande idée des luttes qu’elle avait menées. Pr. Kéïta ira de combat en combat lui aussi pour rendre tous les honneurs dus à Nokutela.

Récemment encore, en 2013, grâce à ses liens amicaux avec la petite fille de Mahatma, Ela Gandhi, autre grande combattante de l’apartheid, Nokutela Mdima a reçu, de façon posthume,  le Prix Ghandi.  Si dans son documentaire, Pr. Kéïta occupe une très large place, parfois un peu trop large, il a su filmer toutes ces personnes. Il offre aux spectateurs leur émotion lorsqu’elles découvrent la tombe de Nokutela, et qu’elles apprennent son combat. Il saisit l’émoi des femmes de la famille Dube quand elles partagent avec celles de la famille Mdima le premier repas, elles qui en avaient été privées par les querelles conjugales de leurs ancêtres. Les plans serrés du Pr. Kéïta sur leurs visages attrapent les larmes de bonheur qui coulent silencieusement le long de leurs rides. La lumière hivernale met en valeur les couleurs vives des bonnets qui protègent du froid austral. L’œil de sa caméra magnifie la joie des jambes et des pieds usés par le temps qui retrouvent leur rythme d’antan pour danser, même s’il faut s’appuyer sur une canne, et célébrer l’ancêtre retrouvée.

Pr. Kéïta dit que les histoires cherchent toujours leur narrateur. Il estime dans un esprit un peu mystique que l’histoire de Nokutela s’est emparée de lui. Maintenant qu’il est en paix avec cette grande dame, et que la situation sécuritaire semble pouvoir s’améliorer, il va reprendre ses voyages universitaires au Mali. Il veut aussi réaliser un documentaire sur Djoliba, son village du Mandé, qui avait bénéficié en 1962 d’un projet d’urbanisation américain très vite abandonné. Il veut retrouver la mémoire de ce «village modèle», et montrer comment les populations ont, petit à petit, apprivoisé l’urbanisation et les constructions que leurs parents avaient rejetées, car elles ne répondaient pas à leurs besoins. Souhaitons plein succès à ce projet !

Quelques heures passées avec lui suffisent pour comprendre que le Pr. Kéïta est une des grandes mémoires traditionnelles du Mali. Encourageons-le à s’appuyer sur les artistes maliens pour qu’ensemble ils aident les jeunes et les petits à ne pas oublier d’où ils viennent et qui ils sont. Plus tard sera sans doute trop tard !

Françoise WASSERVOGEL

 

 

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