Note de lecture de la gratuite de Jean-Louis Sagot-Duvauroux

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C’est gratuit ! Un mot qui nous fait bien plaisir d’entendre à l’opposé de son contraire, c’est payant. L’auteur Jean-Louis Sagot-Duvauroux (JLSD) lui, affirme que « la gratuité provoque, là où elle se déploie, une sympathie presque générale…parce que la permanence d’espaces de gratuité enfonce un coin dans la toute-puissance de l’argent ».

JLSD fait aussi remarquer que son texte ne doit pas être lu comme un traité mais comme une « proposition » pour « donner à penser ».

Comme un hymne à la gratuité, Jean-Louis Sagot-Duvauroux admet qu’il existe bien, un peu partout, un puissant attrait de la gratuité…sans les choses gratuites, la vie perd son goût.

Comment alors la gratuité fonctionne-t-elle, quels sont ses avantages et ses limites dans un monde (vie) marqué par une série de crises ou de « rêves en crises » préfère l’auteur ? Ces rêves en crises touchent :

Le langage. Pour l’auteur, « parmi les biens communs d’accès gratuits, et peut-être au sommet de tous, le langage  à travers (i) son usage qui a cessé d’indiqué la route : «de quoi ça me parle, est devenu « qu’est-ce que ça me rapporte » ; (ii) sa fiabilité quand, par hasard la recherche du profit croise un message véridique, le langage s’effondre » Illustration à travers cette citation saisissante rapportée par l’auteur, de Patrick Le Lay, DG de la chaine TF1 «Dans une perspective ”business”, soyons réaliste: à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit (…). Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. »

Décryptage. JLSD soutient que la mise sous influence (du téléspectateur) ne fonctionne pas au bourrage de crâne, mais au contraire par la vidange des cerveaux. Vider le temps de nos cerveaux pour le rendre disponible, l’envahir d’un désir sans objet parce que dépossédé des mots…il y a toujours statistiquement une certaine proportion du « temps de cerveau humain », du temps de notre cerveau, que ces émissions auront mis en état de disponibilité pour ce qui doit suivre.

L’auteur va plus loin dans le décryptage du langage commercial en avançant cet autre exemple qui en dit long sur le mécanisme de « conditionnement de cerveau » à travers le produit présenté. “En bref, le client veut de la tanche. Le fournisseur sait ferrer la tanche. La tanche, c’est nous. Pour ferrer la tanche, il faut un asticot. L’asticot n’est pas gratuit. Il est 100% facturé par le fournisseur à son client. Mais la tanche ne le sait pas. La tanche, c’est-à-dire nous, se croit la cliente d’un asticot gratuit. La gratuité de l’asticot électrise son désir”.

Crise de langage et aussi crise l’espace commun. De la gratuité dans le logement ? Pas si facile. L’emploi du mot gratuité reste difficile à avaler pour beaucoup : déresponsabilisant, trompeur… Son insolente nudité sera plus tard chastement recouverte par la dénomination plus classique et mieux repérée de « sécurité sociale du logement.

L’auteur fait également remarquer que l’affirmation d’un droit au logement pour tous fait de cette question privée un enjeu commun dont la société tout entière affirme porter la responsabilité.

L’élévation de l’accès au logement au niveau d’un droit apparaît alors comme une condition de la vie collective : comment pourrions-nous vivre correctement ensemble si certains d’entre nous dorment l’hiver dans la rue ?

Crise du temps humain illustrée dans les rapports sociaux esclavagistes ou féodaux. Ici, « le temps travaillé n’est pas une marchandise qu’on achète. Il est un butin dont on dispose. Gratuitement.

En outre, lorsque les femmes sont encore assignées comme par nature aux corvées ménagères, les femmes ne sont pas payées pour ça. Pas davantage que les esclaves. Elles effectuent ces travaux gratuitement. Et ce temps gratuitement mis à disposition de la famille patriarcale est la forme même de leur subordination. Aussi voit-on le mouvement d’émancipation féminine remettre fermement en cause cette gratuité et revendiquer à juste titre le travail salarié comme une libération ».

Crises du langage, de l’espace commun, de l’échange, du temps humain, la gratuité, on le voit, se trouve partout menacée. Cependant, l’auteur pense, malgré tout, que « la gratuité continue à s’imposer et parfois même, elle conquiert de nouveaux territoires.

A côté de la lumière du soleil présentée comme le premier type de gratuité, le plus évident, l’air qu’on respire, les paysages, les flots de la mer, le corps humain, l’auteur amène le lecteur à découvrir les gratuités socialement organisées (routes, éclairage public, ramassage des ordures, santé (dans la mesure des remboursements effectués par la sécurité sociale), école, dont, dit-il, la caractéristique principale c’est qu’à un moment ou à un autre, il faut les payer».

Sur l’éclairage public, le lecteur pourrait se définir comme un consommateur. Erreur. Pour JLSD, « le destinataire du bien produit (des rues éclairées) n’apparaît pas comme un consommateur – il n’achète pas la quantité de lumière qu’il souhaite consommer –, mais comme un usager : il acquiert par cotisation – ici les impôts locaux – le droit d’utiliser à sa guise la lumière répandue dans la ville ».

Autre caractéristique des gratuités socialement organisées, c’est qu’elles peuvent se doser, qu’on peut mettre en œuvre des gratuités partielles.

Exemple du « forfait mensuel connu sous le nom de carte orange sur les titres d’accès au métro parisien. La carte orange comporte en effet une dose de gratuité intrinsèque du fait des subventions qui sont accordées à la RATP par l’État et les collectivités locales concernées ».

Les gratuités socialement organisées peuvent être qualitatives.

« L’exemple de l’assurance, notamment lorsqu’elle porte sur les compléments de frais de santé, est encore plus significatif. Lorsqu’elle est privée, ou de logique privée, elle est bien entendu soumise à une loi du marché : recherche du profit maximum, concurrence des prix. Cela conduit les établissements financiers qui la pratiquent à limiter le plus possible les éléments de solidarité contenus dans le principe même d’une assurance. Ainsi, en matière de santé, l’assureur va déterminer des groupes à moindres risques (critères d’âge, examens médicaux) et leur proposer des primes extrêmement faibles, quitte à rendre inabordable ou même impossible l’assurance des vieillards, des handicapés, des malades chroniques ou des personnes de faible constitution ».

Tout au long de la lecture de ce livre, le lecteur, chez nous, ne manquera de se poser la question sur la gratuité dans un contexte de solidarité intergénérationnelle marqué par un taux élevé de chômage et des économies durement frappées par des crises multidimensionnelles incapables de générer assez d’emplois. Dans ce contexte de débrouillardise générale, le citoyen de bonne foi, a presque du mal à faire la différence entre un geste de solidarité à l’apparence gratuite et un service réellement gratuit que l’on rend de bon cœur.

A l’observation, derrière certaines gratuités se cache un calcul pernicieux qui veut que le bénéficiaire du service rembourse d’une manière ou d’une autre, comme déjà évoqué plus haut par l’auteur.

D’où cet avertissement de l’auteur, « la gratuité ne joue pas la comédie du bonheur. Elle rend l’homme à son autonomie, (et donc aussi à sa faiblesse, à sa bêtise, à ses incapacités, ses incultures, sa possible haine de soi, à sa possible légèreté…) Ce qu’elle donne est donné pour construire, pour se construire. Il faut apprendre à en jouir. Elle met du sérieux dans la vie en nous rappelant que chaque instant, chaque chose, chaque lieu, chaque sentiment, chaque personne peut échapper au kitsch du marché, être rendu à son absolue singularité et nous engager à prendre le risque d’en tirer de la joie ».

Aussi, JLSD, attire l’attention sur l’unité de la gratuité en soulignant que les gratuités socialement organisées contribuent au sentiment que l’humanité est une, que cette unité ouvre la possibilité de la rencontre et de la générosité.

Dans la possibilité de cette rencontre et de générosité, les personnes expriment une profonde aspiration, « celle de vivre en adulte, sur d’autres motivations que la crainte d’être puni, vivre responsable et libre de ses actes, de leurs intentions, de leurs visées, avec parfois des conséquences qui conduisent à l’engorgement des prisons, la renaissance de l’ordre moral…, la multiplication des fichages et des filmages en tous genres, parfois le rétablissement de la peine de mort et son application répétée…

L’auteur en convient qu’en vérité par rapport à tous les pouvoirs, la gratuité rétablit l’autonomie de l’individu… et affaiblit le contrôle de l’État, son gendarme dans le domaine où elle s’établit »

D’où l’importance de réfléchir sur les formes dans lesquelles sont administrées les gratuités socialement organisées.

Jean-Louis Sagot-Duvauroux affirme que « le plus souvent, elles sont en effet largement contaminées par les habitudes d’un appareil d’État qui reste avant tout une machine de coercition. Illustration : les choix qui déterminent l’évolution de l’Éducation nationale viennent d’en haut et sont administrativement mis en œuvre. Les soubresauts qu’ils provoquent dans l’opinion lorsqu’elle a le sentiment qu’on la dépossède de cette responsabilité sont souvent brutaux, puissants, efficaces aussi. Ils révèlent combien la gratuité est chère au cœur des bénéficiaires, mais aussi qu’ils ont des choses à dire sur sa mise en œuvre, qu’ils se sentent partie-prenante, on pourrait dire propriétaires d’un service qui en effet, théoriquement, leur appartient. Et l’État libéral se trouve presque toujours contraint au recul, avouant le plus souvent, mais sous la contrainte et parce qu’il n’a pas d’autre issue, qu’il aurait été bien inspiré de consulter les intéressés ».

Qu’elle se manifeste spontanément ou dans un cadre « socialement organisé » la gratuité tire sa source des dons de l’esprit, du cœur, ou ceux de la solidarité sociale, le don personnel – don d’argent, don de temps, don d’attention, don par courage, don de plaisir, confiance, abandon….

Il faut que, soutient l’auteur, le temps ou l’objet donnés aient été d’une certaine manière démonétisée pour que le don soit véridique et qu’il fasse plaisir. On enlève le prix sur les cadeaux qu’on fait. L’heure perdue à rendre service n’est pas évaluée en fonction de ce que vaut, sur le marché du travail, le temps de celui qui l’offre et quand elle est donnée, la journée du notaire vaut celle du manœuvre ; elles sont l’une et l’autre du temps libre, temps gratuit, temps dont la valeur tient à l’égale dignité de chaque être humain.

Singularité, unité, autonomie, don. Valeurs non marchandes. Valeurs de gratuité, (à chérir). Et comme elles nous sont vitales, même écartées du devant de la scène, même mutilées, elles résistent.

De la Gratuité est publié aux éditions L’éclat

Moussa Baba Coulibaly, journaliste littéraire

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