“Les Grands Fromagers”, (Ed. La Sahélienne2020), le deuxième roman de l’écrivaine malienne Djénéba Fotigui Traoré, retrace la mésaventure de Diabassia, une jeune dame qui a été refusée par son mari après juste une nuit sous prétexte qu’elle n’était pas vierge. Le roman met également en exergue la condition des personnes défavorisées dans notre société.
Aucun roman ne vient du néant. Il est généralement le fruit d’un fait ou d’un phénomène social qui caractérise sa catégorie et ses fonctions. “Les Grands Fromagers” se classe parmi les romans d’angoisse et postmodernes.
En effet, Diabassia compte parmi les plus belles filles de son village. Elle n’a pas été à l’école moderne, donc ne sait ni lire ni écrire. Mais l’encadrement traditionnel lui a permis d’être une fille docile et conservatrice des valeurs ancestrales de son milieu. Ses pas de danse, sa beauté et sa bonne conduite ont éveillé la convoitise de Tabouyan, un riche commerçant du village.
La jolie fille est donnée en mariage à Tabouyan qui a, à peu près, l’âge de son père. Cependant, dans ce village, la dignité d’une jeune fille est liée à sa virginité et la virginité n’est identifiable qu’à la perte du sang lors de la nuit de noces. Et malheureusement pour Diabassia, la réaction de son corps ne correspondait pas aux exigences empiriques de la tradition. Durant la nuit de noces, Diabassia qui n’a aucune expérience en la matière, a du mal à maîtriser les assauts multiples de Tabouyan. Mais à l’issue de cet intermède passionné, aucune trace de sang ne macule la couche. Le matin, le drap nuptial atteste donc que Diabassia n’est pas “trouvée à la maison” (vierge) et qu’elle a par conséquent déshonoré toute sa lignée. Elle est finalement frappée d’anathème.
Au-delà des limites
Ce roman décrit une réalité masquée, non médiatisée et sans éclat des sociétés africaines et, surtout le Mali d’aujourd’hui. Pour un lecteur lointain, il est inacceptable, voire inhumain d’apprendre que de tels actes sont encore possibles dans notre société, qualifiée de berceau de l’humanité et inventrice de la première Charte des droits de l’Homme.
Le lecteur local, lui, sait que c’est la réalité quotidienne de milliers de personnes qui se battent, corps et âme, pour échapper à ces pratiques séculaires.
Le sexe devrait-il être source d’inégalité des chances ? La réponse à cette question fait encore naître des débats houleux souvent stériles, car elle s’attaque généralement à la forme du problème mais rarement au fond. Nous nous interrogeons rarement : Pourquoi les pucelles ne sont-elles pas mariées aux puceaux. Pourquoi l’homme doit épouser la femme et non le contraire ? En quoi le saignement de la femme lors du premier rapport sexuel signifie pudeur et fidélité ? Pourquoi la sexualité est-elle sacrée ? Ces questions, semblent, à l’évidence, appeler des réponses précises, claires et concises.
Les défavorisées
Notre société condamne injustement certaines personnes parce qu’elles sont pauvres, n’ont pas d’enfant ou tout simplement elle n’apprécie pas leurs façons de vivre. La chance n’est pas donnée à tout le monde d’être soigné, d’être instruit et d’être protégé.
Pourtant, ce sont ainsi des valeurs fondamentales de l’humain qui sont violées.
Notre progrès serait en retard si certaines maladies sont toujours considérées comme fatalité ou malédiction. L’autre combat de l’écrivaine est le rayonnement d’une société équilibrée même si le chemin reste loin. L’inégalité des chances est désormais ce qu’il faut accepter et intégrer à notre routine. Mais à quel prix ?
L’hypocrisie de l’humanité, des humains, a atteint un degré insupportable à tel point que l’on est réduit à accepter l’inacceptable, à fabriquer des interprétations subjectives des textes dits sacrés.
Nous faisons toujours appel aux diktats sociaux afin de nous soustraire aux mutations d’un monde qui bouge. Mais, “lorsqu’on choisit d’ignorer le poids de la conscience, on prend la vie à la légère, celle de soi et celle des autres”, lance péremptoirement tante Nanténin, l’un des principaux personnages (page 23).
Les femmes doivent être respectées et non soutenues. Elles doivent s’imposer au mérite et non par quota. Elles doivent être éduquées, instruites et formées avec une mentalité d’autonomie. Malheureusement, être sincère, c’est être amer. “En réalité, la vérité est généralement problématique. Quand on la recouvre d’une touche de courtoisie, elle devient hypocrisie, quand on la polit avec de la souplesse, elle est mensonge, et lorsqu’on la dit sans retouche, elle est méchanceté” : le narrateur nous pousse dans ce dilemme pour y découvrir ce qui est la vérité.
Quête de particularité
“Les Grands Fromagers” est un roman postmoderniste qui dépasse les bornes aussi bien sur le plan thématique que sémantique. Le narrateur est témoin des faits, mais il est extérieur à l’action du récit. Donc, il est hétéro diégétique. La tradition, le travail, la sexualité, l’amour, l’hypocrisie, la sécurité, la gouvernance sont des thèmes évoqués dans l’œuvre.
L’auteure est dans une posture de rupture. Elle tente de s’extraire des normes à la fois de la littérature féminine et de la société malienne. Djénéba Fotigui Traoré s’attaque aux femmes sans vergogne, qu’elle qualifie de matérialistes et insensibles. “Elle marchait, légèrement courbée. Une femme à l’esprit de facilité, aurait vu l’enfant comme une charge et l’aurait abandonné, escomptant qu’une âme bienveillante le recueillerait”, explique le narrateur. Nonobstant cette volonté de détachement, l’écrivaine semble toujours être victime de son inspiration. Les femmes et les enfants sont au centre de sa préoccupation. La description des hommes, le choix des personnages, et surtout les rôles qui leur sont attribués, montrent suffisamment que l’auteure n’est pas prête à assumer l’égalité et l’équité qu’elle a voulu prôner à travers l’œuvre. Djénéba Fotigui Traoré s’attaque ouvertement aux sujets sensibles chez la gent féminine.
Cette attitude de l’auteure l’élève au même rang qu’Aminata Sow Fall et Fatou Diome. Ces femmes qui pensent que nous ne devons pas fermer les yeux sur nos propres défauts qui nous humilient devant le monde entier.Nous devons avoir le courage de faire notre autocritique. Et de ne pas nous persuader que le mal est l’apanage d’un genre ou d’une communauté spécifique.
Chaka Kéïta