Depuis l’arrivée des jihadistes dans le nord du Mali en 2012, plusieurs voix s’élèvent pour appeler à la sauvegarde des manuscrits de Tombouctou, dont la plus forte auprès de la communauté internationale est celle de l’UNESCO. L’organisation s’est encore exprimée très récemment sur l’urgence à restaurer et à mettre en lieu sûr les milliers de manuscrits maliens qui souffrent de mauvaises conditions de conservation, lors d’une grande conférence internationale sur les manuscrits anciens du Mali (CIMAM) qui s’est tenue à Bamako, fin janvier 2015.
Alors qu’attendons-nous pour prendre soin de ce patrimoine exceptionnel? C’est déjà un petit miracle qu’il n’ait pas été entièrement brûlé -ou pillé- par la main destructrice des jihadistes (rappelons quand même que 4200 manuscrits ont été brûlés). Un miracle orchestré dans la plus grande discrétion par Abdel Kader Haidara, directeur de la bibliothèque Mamma Haidara de Tombouctou et président de l’ONG Savama-DCI. Une histoire aux accents héroïques, relayée de multiples fois dans la presse. Ainsi, on sait que durant environ six mois, les manuscrits des 32 bibliothèques de Tombouctou ont pu être exfiltrés de Tombouctou vers Bamako. Un sauvetage périlleux et salutaire. Mais aujourd’hui, la zone humide de Bamako rend la conservation durable de ses sources écrites très compromise. Un autre problème se pose alors, celui de la préservation de près de 400.000 manuscrits historiques recensés. Un défi d’autant plus grand que les voix qui se sont élevées ne suffisent plus. Les actes manquent malgré le courage et l’engagement quotidien des communautés, de l’ONG Savama-DCI, ainsi que de l’Institut des Hautes Études et de la Recherche Islamique Ahmed Baba, qui ont permis d’entamer, immédiatement après la guerre, une action de sauvegarde et de catalogage pour reconstruire ces bibliothèques oubliées. Un travail long et minutieux, véritablement titanesque, qui a besoin de renfort et de soutien.
Le monde ignore encore la richesse que renferment ces vieux parchemins du désert. Les Maliens eux-mêmes n’en connaissent pas toute la portée et ne sont pas toujours conscients de leur valeur. Le monde ignore cette richesse, parce que pendant des décennies, il n’a pas voulu la connaître. Pire, il n’a même pas pensé qu’elle puisse exister. Une méconnaissance due à nos cultures occidentales qui n’ont pas voulu “voir”, malgré le désir vibrant de quelques écrivains-voyageurs de découvrir la légendaire et mystérieuse Tombouctou. Mais comment auraient-ils pu savoir que sous les sables mouvants se cachait un trésor livresque? Un patrimoine écrit, allant à l’encontre de la tradition orale connue, et qui aurait eu le pouvoir de remettre en question toutes les idées reçues érigées par la colonisation. L’arrivée des Blancs au XIXe siècle eut définitivement raison de toute trace visible d’une quelconque civilisation dans cette région désertique. René Caillié, Heinrich Barth ou Félix Dubois entrent dans Tombouctou au terme d’un épuisant voyage, y cherchent ses beautés tant vantées et ses caravanes, mais n’y perçoivent, ici ou là, que des silhouettes de maisons de terre et les bribes d’une élégance légendaire déchue d’une si “grande ville élevée au milieu des sables”. Mais ils n’y découvrent probablement aucun manuscrit. Ceux-ci sont cachés et oubliés depuis un temps inconnu.
Les habitants de Tombouctou ont enfermé leurs manuscrits dans des caisses, par peur des pillages et des incendies, comme celui qui ravagea la bibliothèque du grand savant Ahmed Baba une première fois en 1593. Il faudra du temps pour les re-découvrir ainsi que la patience et la passion d’une poignée de chercheurs et d’experts internationaux qui s’essoufflent avec opiniâtreté depuis quelques années à la recherche et à la traduction d’une infime partie de ces milliers de folios ravagés par le temps. Oui, nous disent-ils, les manuscrits sont l’or de Tombouctou. Ils sont la preuve matérielle que la ville aux 333 saints fut le lieu de culture et de sagesse de toute l’Afrique de l’Ouest.
Le livre de Jean-Michel Djian, Les Manuscrits de Tombouctou, relate à merveille la construction de cette richesse culturelle, constituée depuis le XIe siècle. C’est au temps de l’apogée de l’Empire songhaï, aux XVe et XVIe siècles, sous la dynastie des Askia, que Tombouctou devient un carrefour culturel, où les lettrés venus de contrées lointaines, d’Égypte, d’Andalousie, du Maroc ou de l’Empire du Ghana, s’y rencontrent pour y enseigner dans les madrasas, la grande université de Sankoré et les 180 écoles coraniques fréquentées par plus de 25.000 étudiants. La ville construit sa légende. Le commerce de sel et d’or y est florissant et les caravanes de chameaux traversent le désert et exportent avec elles des copies de manuscrits. Le savoir, couché sur des parchemins, le plus souvent en langue arabe, est alors le maître mot, diffusé par les ulémas, les étudiants ou les pèlerins de passage. La philosophie, le droit, l’astronomie, la médecine, la pharmacopée, la religion, la vie quotidienne…, tout est sujet à spéculation et à commentaire et tout est écrit à l’encre sur des supports aussi divers que fragiles (écailles de poissons, omoplates de chameau, peau de mouton, etc).
Les Africains, les Berbères de la région de l’actuel Mali, écrivaient bien leur histoire! Ce qui n’enlève rien à la capacité émotionnelle de la tradition orale, comme nous le rappelle cette célèbre phrase du Malien Amadou Hampâté Bâ: “Un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle”. Mais la redécouverte du patrimoine écrit du Mali nous oblige à reconsidérer une histoire culturelle oubliée et à nous poser la question de sa conservation et de sa restauration pour les générations futures. Les manuscrits de Tombouctou sont aussi précieux que des traces archéologiques, celles d’un âge d’or africain de l’écrit, enfouies depuis des siècles, et qu’il faut aujourd’hui étudier pour comprendre. Plus d’un demi-siècle après la décolonisation, en creux, l’existence prouvée aujourd’hui de ces milliers de manuscrits subsahariens nous renvoie à un désintérêt qui a trop longtemps subsisté. Les manuscrits de Tombouctou ne sont donc pas uniquement un symbole, ils sont un enjeu de reconnaissance civilisationnelle pour le Mali et pour l’Afrique tout entière.
Il faut restaurer, préserver, traduire et numériser. Il faut montrer, parler et transmettre. On ne le redira jamais assez. C’est pourquoi, après la reconstruction des mausolées, c’est à la reconstruction des bibliothèques de Tombouctou qu’il faut s’attacher. Chaque geste et chaque action en ce sens revêt une importance capitale dans un contexte politique et sécuritaire fragile, comme vient de le faire en Belgique, le Palais de Beaux-Arts de Bruxelles (BOZAR) en exposant 16 manuscrits anciens de Tombouctou emblématiques de leur histoire et comme le fait actuellement une campagne de crowdfunding lancée par BOZAR et le Fonds Culturel Arts & Ouvrages pour aider la Bibliothèque de l’Université de Leuven (KU Leuven) – qui organise en septembre une grande conférence sur le thème “What do we lose when we lose a library?” à la restauration et la numérisation de ces 16 manuscrits et à la confection de boîtes de conservation destinées au département de conservation de l’ONG Savama-DCI au Mali. Un bel exemple de coopération pour mettre en commun l’expertise des chercheurs belges et l’engagement de la communauté malienne.
En conclusion, citons la ministre de la Culture du Mali, N’Diaye Ramatoulaye Diallo:
“L’histoire du monde a laissé un héritage à Tombouctou à travers les manuscrits anciens de cette ville. L’histoire récente du Mali a montré la fragilité de ce bien universel. Aujourd’hui, une grande opportunité s’offre à nous pour mettre à l’abri les manuscrits afin que dans l’avenir, aucune calamité, crise ou risque important ne puisse menacer de destruction totale ou partielle ce patrimoine inexploré. C’est en cela que l’initiative de BOZAR est salutaire à plus d’un titre pour nous. Faire voir, c’est faire savoir.”
Source: Huffingtonpost.fr