FILM « Bamako », d’Abderrahmane Sissako : Tribunal africain pour la Banque mondiale

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Avec Bamako (1), le cinéaste mauritanien Abderrahmane Sissako n’a pu obtenir qu’une seule projection au dernier Festival de Cannes. Le choix des organisateurs de présenter ce long-métrage hors compétition pose d’autant plus de questions qu’aucune œuvre africaine ne concourait dans la sélection officielle. Pourtant, Bamako était l’une des rares productions à réussir à combiner pertinence du propos, recherche formelle et audace narrative.

Sissako y interpelle frontalement, par les moyens du cinéma, les forces iniques qui exploitent les peuples d’Afrique. Avec ce tribunal oscillant entre fiction et réalité, planté dans le Mali d’aujourd’hui, le cinéaste intente un procès au Fonds monétaire international (FMI) et à la Banque mondiale, dont les politiques, véritables médicaments qui tuent, enfoncent le continent noir dans la misère. Se succèdent ainsi à la barre avocats et accusateurs africains et européens, magnifiquement interprétés par des professionnels de la justice – dont William Bourdon, de la Ligue des droits de l’homme –, et les vrais témoignages de ceux qui ont l’expérience de ces abus, paysans ou personnalités de la résistance africaine.

Si le cinéaste use de la parabole pour rendre l’« impossible vraisemblable » – selon son expression –, il laisse aussi s’exprimer, par un dispositif documentaire, toute la puissance du réel pour que la colère de la société se fasse entendre.

En effet, autour du tribunal installé dans la cour d’une maison du quartier populaire de Hamdallaye, Sissako articule plusieurs récits qui, en contrepoint, alimentent, illustrent et élargissent son propos. On découvre ainsi les habitants du quartier dans leur vie quotidienne (petit vendeur des rues, policiers, chanteuse, malade du sida…). Cette ligne narrative est à la fois réaliste et poétique. Elle illustre la précarité due aux politiques que l’on juge.

Plus inattendu, la télévision, installée elle aussi dans la cour, diffuse un (faux) western, avec un duel de cow-boys. Cette mise en abyme, au comique assumé, devient subitement la métaphore : « Une mission de la Banque mondiale arrive dans un village et élimine les gens en trop. » Y participe l’acteur américain Danny Glover coproducteur du film.

Le regard d’un homme muni d’une caméra silencieuse constitue une sorte de film dans le film. Ces images muettes insérées dans le récit expriment l’importance (même fragile) pour l’Afrique de donner une image d’elle-même, et évidemment le mutisme auquel ses peuples sont condamnés.

Habitué aux récompenses (2), Sissako s’est engagé dans la production indépendante. Ce qui lui a permis de mener une carrière itinérante (Mauritanie, Mali), et de poursuivre, film après film, sa réflexion sur l’Afrique contemporaine. Il a trouvé son style en développant des idées de fond dans des scènes simples ; il montre à quel point l’humanité, même soumise au silence, dispose de ressources miraculeuses d’humour, d’activité, d’imagination…

Heremakono. En attendant le bonheur (3), son film précédent, tissait des récits parallèles – caractéristique de son cinéma – suivant des personnages dont l’existence, de façon non explicite, dépendait de politiques européennes toujours plus acharnées contre l’immigration, servies par l’inertie des Etats africains. C’est contre ces effets que Bamako se bat, pour contribuer à ce que les Africains construisent leur avenir.

Rare dans le cinéma, Sissako tient sa modernité de cette interaction entre réel et imaginaire. Tout est documentaire, tout est fiction. Film auquel on croit, parce que Sissako a l’expérience de ce qu’il filme, Bamako laisse une impression de jamais-vu.

Marianne Khalili-Roméo.

Sortie en Salle le 18 Octobre.
Avant-premiere au 44th New York Film Festival : http://www.filmlinc.com/nyff/program/films/bamako.html (
Screening at Alice Tully Hall, north side of 65th Street west of Broadway.)

(1) France-Mali, coproduction Les films du losange, Archipel 33, Chinguitty film et Mali images, 118 minutes, 2006, avec Hélène Diarra et Habib Dembélé (www.bamako-film.com). Sortie en France le 15 octobre.

(2) Depuis son premier court-métrage réalisé à la VGIK de Moscou (Institut fédéral d’Etat du cinéma, considéré comme « la » grande école du cinéma). Sissako y réalisa Le Jeu, film de fin d’études sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs en 1991. Il y sera à nouveau sélectionné en 1998 avec La Vie sur terre.

(3) Tourné en Mauritanie, prix de la critique internationale au Festival de Cannes 2002 et grand prix Etalon au Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco), 2003.

Source: LE MONDE DIPLOMATIQUE | octobre 2006 | Page 29

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