Peut-on nourrir, à l’égard de son père, un autre sentiment que la haine quand il vous a obligé de vous marier à 15 ans ? C’est la mésaventure d’Oumah l’héroïne de «Les épouses communes» d’Abdoulaye Garba Tapo. Celle-là a été forcée par son papa de remplacer au pied levé sa sœur aînée qui avait fui pour ne pas être sacrifiée sur l’autel d’un mariage arrangé. Un coup de tonnerre qui a brisé ses rêves d’élève brillant, enlevé ses illusions de fille candide et volé sa joie de vivre, ses espoirs. Elle en voudra à son père, à sa famille avec qui elle a rompu après son mariage et malgré son divorce. Et cela jusqu’à ce jour où un message lui annonce que son papa est mourant et qu’il ne cessait de la réclamer. Devait-elle pardonner et se précipiter au chevet du père ? Devait-elle rester figée dans sa rancune, sa haine au point d’être permanemment en conflit avec sa conscience ? Ce dilemme est la trame de cet émouvant récit dans lequel tous les sentiments se côtoient.
Mariée alors qu’elle avait à peine 15 ans ! Pour la gamine, ce mariage est vite devenu «un traumatisme qui me marquera à vie, allait me séparer de mon environnement si heureux, me transporter dans un univers brutal dont je ne pouvais pas soupçonner l’existence…» !
Loin d’être cette «institution qui est synonyme, pour beaucoup de gens, de bonheur et de joie», le mariage a été pour la frêle fille «le plus terrible des enfers» au point de faire d’elle un «monstre hideux», «un être insensible fermé à l’amour filial».
Prenant le lecteur à témoin, elle martèle (page 15), «rien ne me préparait à un mariage aussi précoce ni à être l’épouse de ce mari qui allait faire irruption dans ma vie de la façon la plus accidentelle et m’offrir un billet de première classe pour un séjour inoubliable dans l’enfer matrimonial… J’avais l’air d’une brebis à qui on ôtait la vie».
«Je vécus la suite de ces événements en automate, avec la résignation propre à un animal sans défense qu’on mène tranquillement à l’abattoir», confie-t-elle (page 31).
Ce calvaire, ce «naufrage» social et sentimental voire ce «cauchemar» fait partie des paradoxes de la vie car, comme l’écrit l’auteur, le mariage est d’ordinaire conçu comme «une géniale invention des hommes destinée à leur permettre de vivre une vie harmonieuse et plaisante».
Le foyer de toutes les perversions
Malheureusement, la vie qui l’attendait dans son foyer n’était pas de nature à faire oublier à Oumah (nom du personnage central que l’on ne connaîtra que vers la fin du roman-récit) ses tourments et ses craintes.
Arrachée à son univers de rêves et d’espoir, l’héroïne de Me Abdoulaye Garba Tapo se retrouve plongée dans une famille où la perversité et la débauche morale est la règle. Une famille dont le chef quitte rarement le Saint Coran pendant la journée. Mais, une fois la nuit tombée, il n’hésite pas à venir partager le lit de ses brus.
Un cercle familial où ce sont les femmes qui assument tous les travaux domestiques et champêtres alors que leurs époux se prélassent toute la journée afin de mieux accomplir le seul devoir qu’ils s’imposent : la satisfaction sexuelle des femmes de la famille !
«Ces hommes avaient tout mis en commun, y compris les femmes qui appartiendraient à tous et pas à leurs seuls maris… Ce qui en faisaient les épouses de la communauté, les épouses communes (titre du roman), chacune étant destinée, en l’absence de son mari, à tout homme de la famille qui voudrait bien s’occuper d’elle» (page 61).
L’héroïne allait l’apprendre à ses dépens quand ses deux beaux-frères vont prendre sa virginité en la violant à tour de rôle durant toute une nuit. Et par la suite, elle se retrouva enceinte et donna naissance à une fillette sans savoir qui était le père.
Dans cet enfer familial, témoigne l’une des victimes, «ils sont tous pareils ! Le père ne vaut pas mieux que ces fils. Un véritable salaud» qui trompe facilement ses nouvelles brus par «ses faux airs de vieux sage» alors qu’il «cocufie ses propres enfants».
Un «jeu sordide» auquel le personnage principal du roman ne voulait pas se prêter davantage. Elle était déterminée à ne pas «servir d’esclave sexuelle à des détraqués».
«C’est à votre fils absent que je suis mariée. Je ne suis pas l’épouse de votre communauté ni celle de toute votre misérable famille. Que ce message soit compris de tous. Je refuse de faire partie du rang maudit et infâme de vos épouses communes. Rayez-moi de la liste», assena Oumah à son beau-père qui a eu le malheur d’entrer dans sa maison dans l’espoir de prendre son plaisir comme ces deux fils.
La liberté contre le silence
L’héroïne avait attendu le retour de son époux, qu’elle n’avait jamais vu depuis son mariage, comme une délivrance et misait sur lui puis pour réparer toutes les humiliations subies de sa belle-famille.
Hélas, fruit du système, ce dernier ne fut pas à la hauteur de cette attente, de cette soif de justice. «Cette absence de réaction outragée» parut à l’épouse dépitée comme «un acte de lâcheté venant d’un mari indigne, incapable de prendre ses responsabilités et d’affronter sa famille coupable d’affronts inqualifiables envers sa propre épouse».
Le jugeant incapable de «rompre le cordon ombilical» et de «prendre le risque de mécontenter sa famille», la jeune épouse échangea sa liberté contre son silence sur la débauche qui régnait dans cette maudite famille. «Un lourd secret de famille» qui fut le gage de sa liberté. Elle quitta son foyer et la ville pour s’installer avec sa fille dans une autre localité.
Pour elle, il n’était pas question de retourner chez son père qui est à l’origine de sa galère. Et surtout que sa mère n’avait pas survécu à son mariage forcé. Elle était déterminée à ne plus jamais revoir son père.
Mais, au finish, Oumah finit par se convaincre que se dépêcher au chevet de son père mourant «sera une belle victoire qui me renforcera dans le respect et l’estime que j’ai pour ma propre personne. Il n’y a dans la vie aucun stimulant qui puisse dépasser une telle sensation ni procurer une joie plus grande ou un plus profond plaisir que ceux que je tirerai de cette situation…».
Ce geste noble ne pouvait faire d’elle qu’une «autre personne bien plus enviable» que «la loque humaine» qu’elle se sentait devenir.
Dès son arrivée dans sa ville natale, «Midi» (Mopti), toutes ses craintes et réserves sont estompées. Ce retour la réconciliât donc avec sa famille et son père qui mourut en paix peu de temps après. Et du coup, elle se réconciliât donc avec elle-même retrouvant sa gaieté et sa joie de vibre d’antan.
Un intense dialogue virtuel
Le talent voire le mérite de Me Abdoulaye Garba Tapo est d’avoir réussi à instaurer un dialogue virtuel entre l’héroïne et son lectorat.
Oumah confie son malheur, son infortune, sa haine et ses désespoirs aux lecteurs pris comme confidents avant d’être interpellés comme témoins, ennemis puis complices, juges, avocats…
Ce n’est que vers la fin du roman (191 pages), à son retour au bercail, que l’auteur attribue un patronyme à son personnage central comme si toute cette aventure n’a été qu’une quête d’identité, de soi.
C’est aussi sans doute une façon pour Me Tapo de se faire l’avocat (une déformation professionnelle qui se dépeint sur ses œuvres littéraires), le porte-parole de toutes celles qui ont souffert dans leur chair et leur âme où souffrent les prochaines victimes des mariages précoces ou forcés ou souvent précoces et forcés comme Oumah.
Un engament militant à saluer d’autant plus que, rappelle Abdoulaye Garba Tapo, dans notre société supposée moderne le mariage est en train de devenir «la source de véritables cauchemars, de tragiques drames humains».
«C’est peut-être cela le modernisme, un progrès mal assimilé qui, par certains côtés, semble une véritable régression, notamment dans le cas des relations sociales où on nous ‘’flanque’’ de belles législations qui n’ont rien à envier à celles des pays avancés mais qui, au finish, conduisent à des résultats catastrophiques tels ces mariages forcés qui sont réellement inadaptés de nos jours», analyse-il.
L’auteur profite aussi de son œuvre pour nous narrer l’histoire de sa ville natale : Mopti, «un petit hameau de pêche situé dans un ensemble d’îlots» et dont «l’effort opiniâtre» des fils transforma en « véritable île».
Et cela «au prix d’un travail titanesque où rien ne fut ménagé pour arracher la plus petite parcelle de terre à l’étau que formaient les cours d’eau qui prenaient la ville naissante en tenailles»… Il en résulta «une ville moyenne par la surface, mais grande par sa prospérité, sa qualité de vie». Il nous fait donc découvrir une autre facette de la «Venise des tropique» avec ses mythes, ses légendes, ses fables, sa rivalité légendaire avec sa voisine, Sévaré…
La description de la ville et la famille au cœur du récit-confession est si intimiste qu’on se demande si elle n’est pas en relation directe ou indirecte avec une étape de la vie de l’auteur lui-même.
Cette œuvre reste en tout cas un récit poignant et captivant qui met à «nu les conditions difficiles de la femme», particulièrement «du mariage précoce des mineures» !
Moussa Bolly
«Les épouses communes», les éditions Jamana (2010)
Avocat, écrivain et leader politique
«Les Epouses communes» (191 pages) le 3e livre publié par Abdoulaye Garba Tapo, avocat au barreau malien, et ancien ministre de la Justice, Garde des Sceaux. Leader politique, il avait fondé le Rassemblement National pour la Démocratie (RND) dans les années 2000.
Une formation politique qui, plus tard, a fusionné avec l’Alliance pour la Démocratie au Mali-Parti africain pour la Solidarité et la Justice (ADEMA/PASJ). Depuis quelques mois, il milite au sein du Rassemblement pour le Mali (RPM).
Ceux qui connaissent l’homme, le décrivent comme une «personnalité modeste» et «un homme engagé» qui est à l’origine de «courageuses réformes et positions pour combattre le dysfonctionnement de l’appareil judiciaire malien». Ces œuvres reflètent en tout cas une farouche volonté de s’enraciner dans «la pure stricte authenticité malienne pour mettre au goût du jour son expérience personnelle». L’éminent avocat et talentueux écrivain est aussi l’auteur de «L’héritage empoisonné» et «Fantankin».
La présente œuvre est un «lourd secret» qu’Oumah partage avec les lecteurs sous la belle plume d’Abdoulaye Garba Tapo. C’est le récit de la traversée du désert sentimental et socio-culturel d’une jeune fille brusquement «arrachée à l’innocence et à la candeur de l’enfance» pour «la plonger» dans un «terrible enfer de la licence, de la flétrissure et de l’avilissement… sous la coupe honteuse du mariage».
Un livre riche en sagesse, en maximes et des philosophies qui sont autant de leçons de la vie. Et comme l’écrit (page 97) l’avocat compétent et le talentueux écrivain, «les épreuves répétées ont ceci de bon qu’elles vous aguerrissent, vous renforcent mentalement et parviennent à faire des personnes les plus timorées des êtres débordant de confiance qui ne se contentent plus de subir les événements, mais les provoquent plutôt avec le sentiment de leur propre invulnérabilité».
Comme quoi, à quelque chose malheur est bon s’y on sait en tirer tous les enseignements pour éviter les mêmes erreurs dans le futur et progresser dans ses objectifs et ambitions !
Moussa Bolly
à quelque chose malheur est bon s’y on sait en tirer tous les
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