Sotigui Kouyaté était élancé comme une statue de Giacometti, doux comme un sage et d’une bonté sans égal ! Durant un demi-siècle, il a excellé dans l’art du comédien et du conteur, avec une grâce et une élégance infinies. Un an après son décès, l’institut français lui a dédié une semaine d’hommage, en présence de Esther Kouyaté, son épouse.
Dans les années 80, lorsque j’ai fait la connaissance de Sotigui Bakounda Kouyaté, il tournait dans le film Jours de tourmente; mais déjà la célébrité l’accompagnait: partout on fredonnait son tube Mariam Touré. J’ignorais alors, qu’il avait depuis longtemps déjà commencé à répandre aux quatre vents du Sahel la sagesse et la finesse moralisatrice des contes, légendes et pièces, à travers les différentes troupes qu’il a fondées et animées depuis 1966, Il a aussi semé la graine des arts dramatiques à d’autres passionnés, qui ont continué son œuvre tels que le professeur Jean-Pierre Guigane, (malheureusement décédé lui aussi en janvier dernier) et Prosper Kompaoré, les fondateurs de l’atelier de théâtre burkinabé. Après ses débuts, au Niger (F.VVA., Toula ou le génie des eaux, Le Médecin de Gafiré), c’est justement à partir de ce film Jours de tourmente [1982) de son ami et parent à plaisanterie Paul Zoumbara que sa carrière de comédien de cinéma démarre vraiment. Et son implication: il fonde alors, en 1983, l’Association des Comédiens de Cinéma du Burkina (A.B.C.C) avec les cinéastes Paul Zoumbara et Mamadou Kola Djim comme membres d’honneur.
Sotigui était convaincu de la complémentarité indispensable entre cinéastes et comédiens. « J’ai toujours dit que les réalisateurs et les acteurs ne peuvent pas être des adversaires. Cependant si aujourd’hui nous n’avons pas d’acteurs dignes de ce nom (lui-même ne se considérait pas comme comédien, car il n’avait pas fait d’école d’art) c’est parce que les réalisateurs n’ont pas donné assez d’importance au rôle de l’acteur… on nous mettait dans les frais généraux! ». D’où sa lutte au sein de l’AB.C.C. pour établir des barèmes de salaires et pour créer une école d’art dramatique. Il n’a pas pu la finaliser car un autre destin, planétaire celui-là, l’attendait, déjà impressionné sur les pellicules de Jours de tourmente et du Courage des autres de Christian Richard et qu’Andrée Davanture montait chez Atria à Paris. C’est là, en ces lieux emblématiques du cinéma africain des années fastes, que Peter Brook dénicha le comédien rêvé pour Le Mahabharata.
UN PORTE-DRAPEAU DE LA RIGUEUR ET DE L’EXCELLENCE
Sotigui avait le don d’incarner avec justesse les personnages. Son art de l’interprétation, impulsé par la volonté de toujours donner le meilleur de lui-même, s’est forgé dans la rigueur et la constante recherche qu’il s’imposait. La justesse était son éternel souci. Joseph Traoré, l’un des interprètes de Jours de tourmente dit de Sotigui : «On dirait qu’il a été fabriqué pour l’art du spectacle et le cinéma ». Il a hérité la « griotique » de par sa naissance mais c’est par la force du travail qu’il a maîtrisé le maniement du verbe pour habiller de couleurs le récit des films en langues nationales (dont il parlait un grand nombre). Sotigui a apporté énormément aux films sur ce plan par sa riche connaissance des proverbes et des expressions appropriées, dont il faut user dans des situations données. Sous sa silhouette filiforme, il cachait une parfaite maîtrise de son corps et de ses sens à l’instar de l’ascète yogi qu’évoque son physique. En effet, j’ai maintes fois été intrigué par sa capacité à passer de longues heures assis les jambes croisées sur son tapis de prière. Plus tard j’ai compris que l’homme dominait son corps et ses automatismes. Il pouvait au moment voulu déclencher le frémissement d’une partie de son visage, de ses membres ou de tout son corps, Revoyez Faro, la reine des eaux; La Genèse; Sia, le rêve du python. Les personnages s’incarnaient en Sotigui et se faisaient chair.
UN PASSEUR AU CŒUR GÉNÉREUX
Toute sa vie, dans sa famille, son entourage et sur les plateaux de tournage, Sotigui, « le chef de maison, de famille» (traduction de son prénom en langue bambara) a cultivé l’esprit de tolérance et de cohabitation pacifique. Un conciliateur car sur les tournages, au moindre mal entendu, il intervenait pour tout apaiser. Le plateau c’était pour lui un cadre familial et cette famille était appelée à vivre plus tard grâce aux liens tissés. Passeur de savoir, il l’est par excellence au regard des carrières artistiques embrassées par ses émules, ses enfants mais aussi ses épouses. Moussognouma et Esther sont directrices de troupes. Au-delà des continents et des couleurs de peau, Sotigui avait épousé l’art, respirait l’art, le faisait vivre et l’a transmis. Il était détenteur des savoirs traditionnels. Il les a acquis à travers sa fréquentation assidue des érudits; au premier chef auprès de son maître spirituel du village maraboutique de Wahabou au Burkina Faso et des tradi-thérapeutes qui l’ont initié à la médecine traditionnelle. Hors de la scène, il consacrait son temps libre à la quête de ces savoirs que l’on n’enseigne pas à l’école du Blanc. Le guérisseur Sotigui savait traiter bien des maladies grâce à des décoctions extraites de plantes et de racines. L’homme a toujours su rester lui-même, simple et d’une grande générosité. Il a toujours résisté aux folies de la célébrité; de même il a résisté à l’inhibition culturelle et est demeuré « Sotigui l’Africain» en société comme dans son intimité familiale. J’ai été édifié, lorsque ma grande sœur, mariée depuis les années 70 dans la famille en face de la concession paternelle des Kouyaté à Ouagadougou, m’a rapporté que« Sotigui faisait venir d’Europe, par avion, les cordons ombilicaux de ses enfants nés là-bas afin qu’on les enterre dans la cour familiale de Dapoya, dans la pure tradition africaine ». Ce géant qui nous a quittés, et dont les ombres habiteront toujours les films, aura conservé jusqu’à son dernier souffle ses racines africaines. Sotigui, « le propriétaire des chevaux» (autre traduction de son nom bambara) a stoppé sa chevauchée fantastique, entamée dans les savanes de son Afrique natale, sur les bords de la Seine à Paris, le 17 avril 2010. Chez nous, comme le dit si bien le poète sénégalais Birago Diop «les morts ne sont pas morts … Ils sont dans les feuilles qui bruissent, dans l’eau qui coule, dans le vent qui souffle ».
Sotigui demeurera donc éternellement, avec le petit sourire qu’on lui connaît, dans les images des films et la saveur des pièces de théâtre où il a joué, qu’il a créées ou montées et que son âme habite, Paix à toi, Kouyaté, primus inter partes des griots du Manding éternel!
Emmanuel Sama