À Bamako, naissance d’un théâtre de la conversation

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Un père émigré malien s’adresse à son fils, élevé en France : «Ton sang est le mien et celui de toute ma lignée. Je n’admettrai pas que tu le salisses, quoi qu’il arrive. Comment t’y prendras-tu pour être un enfant de ce pays (la France, ndlr) et en même temps préserver notre sang… C’est à toi d’en trouver la solution». Cette réplique de la pièce de Moussa Konaté ‘Un appel de nuit’ ne parlera pas de la même manière aux enfants français de parents émigrés, aux Maliens de France, à ceux du Mali, aux Français d’ascendance française. La compagnie BlonBa monte ce grand texte à Bamako.

Émergence d’un théâtre de la mondialité post-impériale, qui rassemble la communauté telle qu’elle est devenue, différenciée, qui la met en conversation sans écraser les spécificités des uns et des autres, sans chercher à les convertir les uns au autres ?

L’auteur malien Moussa Konaté décédé à Limoges en 2013 réunissait en lui plusieurs mondes. Monde malien qui le fait naître dans une prestigieuse lignée dont on devine, en lisant ses œuvres, qu’elle est aussi pour lui un enclos parfois pesant. Monde français, à la fois exil et refuge, main tendue distraitement impériale dont il fait sa maison lointaine, qu’il habite et qui l’habite. Il vit dans la chair de son expérience ces mouvements de l’âme qui arriment les émigrés à un Mali chaque année plus imaginaire, plus fantasmé, un Mali qui bouge sans eux. Il repère dans les bougés de son existence cette puissance de la vie qui incorpore les enfants de ces hommes et de ces femmes non pas à leur lointaine ascendance, mais à leur terreau immédiat, la société française dont ils sont. Il est un auteur africain reconnu, édité, habitué des forums et des événements spécialisés, désargenté. Les «Blancs», leurs libertés, leurs naïvetés, leurs cécités, leur forme d’intelligence du monde, il les connaît aussi. Il partage avec l’intelligentsia française ce qu’elle a de meilleur et subit le reste.

Août 2016, Bamako. La compagnie théâtrale BlonBa s’engage dans la création d’une pièce écrite par cet homme. Un appel de nuit : 3h du matin, dans un quartier de banlieue, un téléphone sonne. Doulaye, la cinquantaine, va répondre. C’est sa sœur Alima… L’un et l’autre, enracinés depuis l’enfance dans la France urbaine, évoquent leurs liens complexes avec leurs parents émigrés, évocations traitées par l’auteur sous forme de flashbacks. La sollicitude fraternelle à la moulinette des errances identitaires. La pièce de Moussa Konaté est fluide, limpide. Elle donne le sentiment d’une grande simplicité. Pas d’effets de manche. Pas de tournures exotiques. Un choix d’unité littéraire qui s’étend à tous les personnages, notamment la mère, dont le texte nous dit qu’elle parle à peine le français, mais dont les répliques sont écrites dans une langue syntaxiquement pure. Comme les auteurs classiques écrivant leurs œuvres en alexandrins, Moussa Konaté a fait confiance à la puissance de la langue écrite. Il n’a pas cherché la vraisemblance anecdotique, mais la justesse du fond.

Une universalité kaléidoscopique

Et puis, au fur et à mesure du travail scénique, derrière le flux presque linéaire des répliques, germe avec une évidence bouleversante la complexité de notre société postmoderne et post-impériale. Les vieux Grecs avaient inventé le théâtre pour réunir dans des émotions communes, dans le partage d’un même univers symbolique, des communautés homogènes : les citoyens de leurs cités. Le théâtre occidental et les formes de représentation vivante nées des autres civilisations ont longtemps assuré la même fonction. La planète se «mondialise» comme on dit. Le tissage de nos sociétés change de cours. Des milliers de Maliennes et de Maliens du Mali sont désormais euro-ascendants, grands-pères, grands-mères d’Européens qui inscrivent les patronymes du Manden dans l’histoire de pays occidentaux, «Blancs». De la même façon, des milliers de Français blancs sont afro-ascendants, familialement alliés à travers leur descendance métissée à des familles et à des histoires africaines. Le poids de l’histoire coloniale, les remugles de réflexes impériaux continuent à délégitimer cette diversification des sources de la communauté que nous formons désormais ensemble. Injonction d’identité unique et normative, absorption dans un modèle fantasmé et daté par nature sont prêchées avec ferveur.

Dans le même temps, mille signes montrent que les prêcheurs ne croient pas à «l’intégration» qu’ils proclament : tentative d’ouvrir la Constitution française à la déchéance de nationalité pour les enfants de ces histoires, justification des contrôles au faciès, plus les innombrables occasions de rappeler aux jeunes Européens à peau sombre que leur couleur les distingue ataviquement de la souche réputée légitime. Des milliers de Françaises et de Français nés sur le sol de France, citoyens dont les perspectives et les liens sociaux se nouent en France, subissent à longueur d’année une question dont la répétition les «gave» : «Et toi, d’où tu viens ?» Le questionneur de cette question n’attend pas que la réponse indique les lieux d’où vient leur personne –ce peut être Gennevilliers, Villeurbanne, Tourcoing ou Bayonne – mais ceux d’où vient leur corps, la couleur de leur peau, la forme de leur visage ou la texture de leurs cheveux, souvent tapotés lorsque le jeune âge du questionné autorise cette indiscrétion.

Cinq publics, cinq façons d’entendre ce texte

Un appel de nuit est sous ce rapport un objet théâtral tout à fait nouveau. Cette longue confidence entre un frère et une sœur, français l’un et l’autre, mais élevés en France par leurs parents maliens, fait apparaître dans une lumineuse et tranquille évidence que l’amour, l’échange, le conflit, la rencontre ou l’incompréhension, socle affectif des relations humaines dont se tisse toute société, ne présupposent pas l’uniformité des représentations et des sources culturelles. Ici, jamais les problématiques ne l’emportent sur les personnages. Jamais la pièce ne s’en fait la propagandiste. Ce qu’à 3h du matin, le frère et la sœur se chuchotent au téléphone, l’univers familial qu’ils évoquent et font vivre à travers des flashbacks au cadrage impeccable, n’a pas de leçon à donner. Mais ces échanges vont provoquer un effet rare : réunir des communautés d’aujourd’hui, vraiment hétérogènes, les réunir vraiment, leur parler vraiment, les mettre vraiment en conversation, sans faire comme s’il existait une parole «universelle» également audible par tous. Telles que sa production et sa diffusion se présentent, Un Appel de nuit, par la puissance de sa langue également offerte à tous et sans «effets», va parler de façon différenciée à au moins cinq publics.

  • Les enfants européens de parents africains entendront ici, dans la lumière de la scène, la secrète inquiétude de leurs pères, de leurs mères, les mouvements de leur âme d’Africains en exil. Ils toucheront à l’énigmatique amour qu’ils leur portent à travers des signes souvent trop lointains pour être spontanément décryptés.
  • Les parents africains d’enfants français seront consolés d’entrer dans l’intimité de leur progéniture, dans l’intensité de ce qui les lie à elle en dépit de la rupture civilisationnelle souvent vécue comme un épisode supplémentaire dans l’humiliation de l’Afrique.
  • Les Français qui n’ont pas de liens familiaux avec l’Afrique seront invités dans la confidence et s’ils se laissent saisir par les mots et les émotions, ils y trouveront une boussole pour construire avec tous ceux qui forment avec eux le peuple, une communauté civique libre, égale, fraternelle, engagée dans la modification tellurique de l’histoire humaine devant laquelle nous sommes placés sans échappatoire possible : agonie de l’empire occidental, dépassement du cycle historique de ce qu’il a nommé modernité, fin de l’histoire unique.
  • Les adultes maliens du Mali comprendront mieux ce que ressentent leurs frères et leurs sœurs émigrés. Ils entendront ce que vivent les enfants qu’ils ont donné à l’Europe, qui y ont dessiné leur existence et qui ne cessent pas pour autant d’être des leurs.
  • Les jeunes Maliens du Mali, génération facebook et téléphonie généralisée, vivront avec curiosité la façon dont leurs cousins d’Occident construisent à leur façon ce qu’ils font à la leur, un monde inédit dont la boussole, les boussoles restent à inventer. Beaucoup d’autres qui ne sont ni du Mali, ni de France, mais que l’histoire a placés dans des configurations analogues, se retrouveront dans cet écheveau. Et partout, hommes et femmes vivront à travers cette histoire, chacun pour son compte, la grande fissure qui traverse la gangue du patriarcat dans la singularité de chaque civilisation.

Une révolution dans la fonction politique du théâtre

Cette écoute différenciée n’abolit pas la haute fonction politique des différentes pratiques de représentation vivante : rassembler la communauté autour d’histoires et de mises en formes susceptibles d’emporter les imaginations, lui faire ressentir ce qui la réunit, créer ainsi les conditions pour qu’elle construise en commun les règles de la vie sociale. Mais la longue confidence d’Un appel de nuit le fait en s’accordant à ce qu’est la vie sociale d’aujourd’hui, ce que deviennent et deviendront sans retour possible les sociétés et les nations d’aujourd’hui. Elle opère la transition entre l’unanimité émotionnelle qu’autorisaient les sociétés homogènes (et/ou homogénéisées par l’empire) et la conversation des intelligences et des affects seule capable de rendre compte d’une mondialité post-impériale. Dans des habits de tous les jours, Un appel de nuit est de ce point de vue objet théâtral rare, une révolution dans la fonction politique ancestrale des arts de la représentation vivante. Les cinq publics réunis (on l’espère) et différenciés (ça c’est sûr) sont l’aval de ce parcours. Il a aussi un amont.

D’abord l’histoire de la compagnie BlonBa, créée en 1998 à Bamako par un jeune entrepreneur culturel malien de 27 ans, Alioune Ifra Ndiaye, et par un Français alors presque quinquagénaire, déjà bien présent dans la vie artistique du Mali, qui arpente ce pays depuis 1972 et y a fondé sa famille. Moi. BlonBa, qui nait à la jonction du XXe et du XXIe siècle, inscrit d’emblée son action théâtrale dans une puissante lignée culturelle et artistique, celle du kotèba, farces satiriques instituées jadis dans le royaume de Ségou (XVIIIe-XIXe siècle) pour établir un espace protégé de liberté d’expression, pratique courageusement placée sur la scène par des artistes engagés contre la dictature militaire que conduit Moussa Traoré (1968-1991)[1], maintenue en vie malgré la dépression artistique qui suit sa chute sous forme de théâtre d’intervention[2]. La volonté et peut-être l’apport de BlonBa consiste à donner à cette lignée un débouché audible au-delà du public malien pour qui sont d’abord pensés ses spectacles, à lui construire une capacité à réunir autour d’un imaginaire africain des communautés humaines qui excèdent les frontières de l’Afrique. De ce point de vue, la création d’Un appel de nuit constitue une nouvelle étape, car c’est ici par le cœur même de son propos qu’un auteur africain sollicite et articule la mondialisation de son public, s’ouvre aux formes inédites que prend partout la nouvelle mondialité des peuples.

Le flou, la mise au point

Les formes de la création en cours épousent elles aussi les méandres de cette modification historique. C’est par le détour d’une amitié et d’une fidélité transcontinentale que le comédien et metteur en scène français Patrick Le Mauff propose à BlonBa de monter avec la compagnie l’œuvre de Moussa Konaté (lire son témoignage ci-dessous). Les conversations et les propositions dont se nourrit l’interprétation du texte tiennent à l’expérience spécifique de chacun. Aucune ne rend compte de toute la chaîne. Chacun doit modestement, amicalement accepter que sur certains aspects du propos, il voit flou et que la mise au point ne peut se faire que dans l’échange et la conversation. En fonction des moments et de la nature des problèmes posés, ces flous provoquent chez l’un, puis chez l’autre, un relatif inconfort, un léger vertige qui ne peuvent se dissiper qu’à plusieurs voix. Les rites de la mise en scène à l’Occidentale (à la Pygmalion) doivent céder le pas. La navigation se fait sans carte, ou plutôt en établit les contours au fur et à mesure que l’embarcation progresse. Ses vigies ne voient chacune qu’une partie des flots, mais conversent.

Jean-Louis Sagot-DUVAUROUX

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